Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/598

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toute pensée se termine par un point, et il entremêle dans son dialogue, selon les mouvements de la phrase, les points et virgules, les deux-points, les points d’interrogation, et, de temps en temps, les points d’exclamation. Scribe y a ajouté les petits points, c’est-à-dire la phrase inachevée, le sentiment sous-entendu, la pensée qui ne se produit qu’à demi. Je pourrais citer, dans la Camaraderie, un monologue d’une page où j’ai compté quatre-ving-trois petits points. Il est vrai que ce monologue, plein de réticences, est dans la bouche d’une jeune fille, et on répète volontiers que les jeunes filles ne disent jamais que la moitié de ce qu’elles pensent.

Toujours est-il qu’il y a toute une école dramatique dans le système des petits points, et Scribe avait raison de dire que la mise en scène était une seconde création, et comme une nouvelle pièce ajoutée à la première.

En effet, on ne le connaissait qu’à moitié, tant qu’on ne l’avait pas vu tirer un ouvrage dramatique des limbes du manuscrit, le faire monter sur la scène et y monter avec lui. J’ai assisté un jour, à l’Opéra, à une répétition du Prophète. J’arrivai au moment où le poète mettait en scène la grande révolte du troisième acte. Figurez-vous un général sur un champ de bataille. Il était partout à la fois, il jouait tous les rôles : tantôt peuple, tantôt prophète, tantôt femme ; marchant à la tête des conjurés d’un air farouche, avec ses lunettes relevées sur son front ; puis, tout à coup, se jetant de l’autre côté et figurant la jeune première…, toujours avec ses lunettes sur son front ; assignant à chacun sa