Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/636

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singulière donnée à cet abandon. ― Je la connais votre explication ! reprit-elle en riant ; on a prétendu que j’étais jalouse de Beauvallet dans Polyeucte. Moi ! jalouse de Beauvallet !… comme c’est vraisemblable ! La vérité, c’est que si je cessai quelque temps de représenter Pauline, c’était par respect pour elle ! Oh ! je suis une fille plus bizarre que vous ne le croyez.

« Il y a eu dans ma vie un hasard fatal qui m’a fait rencontrer un homme bas de sentiments et d’idées, mais puissant d’intelligence, et qui prit bientôt sur moi un empire… que j’ai toujours maudit en le subissant. ― Pourquoi le subissiez-vous ? ― Pourquoi ? pourquoi ? Vous autres, gens d’esprit, vous vous croyez des yeux de lynx, et vous n’êtes que des taupes quand il s’agit de lire dans notre cœur, à nous, femmes et actrices ; vous n’y voyez goutte ! Il est vrai que nous n’y voyons souvent rien nous-mêmes. Pourquoi je me soumettais à un homme que je haïssais et que je méprisais ? Parce qu’il avait barre sur moi. Parce qu’il avait surpris un secret dont il s’armait contre moi. Parce qu’il m’avait persuadée qu’il pouvait beaucoup pour mon avenir de théâtre. Faut-il tout vous dire ? Je ne suis pas bien sûre que sa puissance de perversité ne fût pas une force à mes yeux. Et pourtant, telle était mon aversion pour lui, qu’un jour, à une représentation de Marie Stuart, au premier acte, je mis dans ma poche un petit pistolet, avec l’idée bien arrêtée de me pencher vers la loge de baignoire d’avant-scène, où il venait trôner insolemment tous les soirs où je jouais, et de le