Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/637

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tuer en pleine représentation ! Quel effet cela aurait fait ! »

A ce mot, qui sentait si bien la comédienne, je me mis à sourire. « Je comprends, me dit-elle ; vous croyez que tout cela n’est qu’une scène de théâtre que je vous joue… Sachez-le pourtant, ajouta-t-elle avec une force singulière, et croyez-le ! car c’est la vérité pure. Si je quittai brusquement le rôle de Pauline, c’est que je me sentis indigne de le jouer, c’est qu’à un certain moment je fus saisie d’une telle haine contre moi-même, qu’il me fut impossible de représenter une créature si noble, d’exprimer des sentiments si purs. Ces vers admirables me déchiraient la bouche ! Je ne pouvais plus les dire ! je ne pouvais plus ! »

Son accent était si vrai, si profond, que je cessai de sourire. Elle reprit alors avec une attitude et une voix que je n’oublierai jamais : « Tout cela est bien invraisemblable. Je le sais ! Que diriez-vous donc si je vous montrais le fond de mon âme ? Vous m’admirez beaucoup, n’est-ce pas ? Vous vous extasiez tous en m’entendant. Eh bien, sachez qu’il y avait en moi une Rachel dix fois supérieure à celle que vous connaissez. Je n’ai pas été le quart de ce que j’aurais pu être. J’ai eu du talent, j’aurais pu avoir du génie ! Ah ! si j’avais été élevée autrement ! si j’avais été entourée autrement ! Si j’avais vécu autrement ! Quelle artiste j’aurais faite ! Quand je pense à cela, je me sens prise d’un tel regret… » Elle s’arrêta alors brusquement, mit ses deux mains sur sa figure, la tint ainsi cachée quelques instants, et puis, bientôt, je vis couler des larmes tout