Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/649

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voir d’avance sur la scène ; il faut deviner ce que lui ôtera ou lui ajoutera la perspective ; il faut, par une sorte de prescience, entrer dans les préventions, dans les susceptibilités de cet être nerveux et multiple qu’on appelle le public. Telle phrase qui passe inaperçue devant trois ou quatre auditeurs, prend tout à coup, dans une grande salle, des proportions énormes. Parfois aussi, le succès est une affaire de latitude ; ce qui réussit dans un quartier tomberait dans un autre. Il faut en tenir compte. Et l’interprétation ! et les circonstances ! et la mobilité des jugements ! Hoffmann, l’ancien et très spirituel rédacteur du Journal des Débats, rencontre un de ses amis, à quatre heures, le jour de la première représentation de sa pièce les Rendez-vous bourgeois. « Viens donc avec moi, ce soir, lui dit-il, voir une pièce qui sera sifflée… trois cents fois de suite ». Un vrai conseiller dramatique prévoit même les succès qui sont des lendemains de chute.

Ma bonne chance m’a permis d’en connaître deux éminents. Le premier porte un nom illustré par un autre, mais à l’éclat duquel il a contribué : c’est Germain Delavigne.

Quelle aimable et originale figure que celle de Germain ! Un grand nombre de comédies charmantes sont signées de lui ; pas une de lui seul. Il était incapable de faire une pièce sans collaborateur, non par stérilité d’esprit, je n’en ai pas beaucoup connu de plus fins, de plus féconds, de plus pleins d’idées de détails et d’idées d’ensemble, mais sa chère paresse l’empêchait d’accomplir