Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/70

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lord Byron, car il était infirme de tout un côté, d’un pied et d’une main : eh bien, l’escrime, l’équitation, les vaillantises de toutes sortes, n’avaient ni fatigues ni périls qu’il ne se fit un jeu de braver. Très mêlé à l’effervescente société des jeunes généraux du Directoire et du Consulat, il les étonnait par ses audaces. Après un souper, il consentit en riant à couronner la fête par un jeu assez nouveau : chacun des convives s’arma d’un pistolet et tous se mirent à se poursuivre dans la salle à coups de feu.

Ses manières pourtant contrastaient singulièrement avec ces excentricités. Dans la vie privée, il était doux, poli, courtois, plein de grâce. Un jour, au Théâtre-Français, il était assis sur un tabouret dans le couloir de la première galerie ; arrive un jeune officier, faisant grand fracas, fermant bruyamment la porte à son entrée et qui vint se planter droit et debout devant M. Lemercier : « Monsieur, lui dit très doucement le poète, vous m’empêchez de voir. » L’officier se retourne, regarde du haut de sa grande taille ce petit pékin à l’air si doux, si humblement assis sur son tabouret, et reprend sa même place. « Monsieur, reprend plus nettement M. Lemercier, je vous ai dit que vous m’empêchiez de voir, et je vous ordonne de vous retirer de devant moi. ― Vous m’ordonnez ! répond son interlocuteur avec mépris, savez-vous à qui vous parlez ? A un homme qui a rapporté les drapeaux de l’armée d’Italie. ― C’est bien possible, monsieur, un âne a bien porté Jésus-Christ. » Un duel suivit ce mot, et l’officier eut le bras cassé.