Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/707

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IV

Il n’est pas rare de voir des philosophes dont toutes les théories ont pour objet le bonheur de l’espèce humaine, avoir assez peu de souci des individus dont se compose cette espèce ; pleins de sympathie pour l’homme, ils sont pleins d’indifférence pour les hommes. On dirait que, tout ce qu’ils ont de généreux, étant absorbé par les sentiments généraux, il ne leur en reste plus pour les sentiments particuliers. Tel n’était pas Reynaud. Jamais âme enfermée dans le cercle des affections individuelles n’en a eu davantage toutes les délicatesses, je dirai presque toutes les nuances. Enfant, sa mère l’appelait ma perle, comme pour peindre tout ce qu’elle trouvait d’exquis et de rare dans son cœur. Jeune homme, une sensibilité presque féminine s’alliait si étrangement en lui à la véhémence pathétique, qu’un de ses amis disait : « Le cœur de Reynaud n’a pas d’épiderme ; il suffit d’un pli de feuille de rose pour le faire crier. » Homme fait et devenu austère d’aspect ; ― il l’avait toujours été d’habitudes, ― la même tendresse de cœur perçait à tout instant sous le grave visage du philosophe stoïcien. Le récit du moindre trait de générosité faisait trembler cette lèvre puissante, et des larmes remplissaient soudain ses yeux. Un mot froid dans la bouche