Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/708

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d’un ami, un moment d’oubli involontaire suffisait pour l’affliger comme un de ces êtres affectueux et un peu faibles qui ne vivent que de sentiment. Cet homme, capable des résolutions les plus énergiques et même, à l’occasion, les plus violentes, ne pouvait supporter l’aspect de la douleur ; la compassion devenait pour lui une véritable souffrance. Je lui avais envoyé un jour un exemplaire en plâtre de l’admirable tête de Michel-Ange, l’Esclave mourant. Le lendemain, il me pria de le reprendre ; la vue continuelle de l’agonie sur ce beau visage lui était un supplice. Doué à un degré rare du sentiment musical, il fut forcé de renoncer aux concerts du Conservatoire ; cette musique sublime le jetait dans une émotion qui aurait pu se changer en un état de crise morbide. Enfin, douloureux et cher souvenir que je ne veux pas écarter, dans la terrible maladie qui nous l’a enlevé, une fois qu’il se sentit en face d’un danger mortel, l’idée de la séparation lui rendit presque impossible à supporter la présence de ce qui lui était le plus cher. Je me rappellerai toujours que la dernière fois que je le vis, et où je vis, hélas ! si clairement la mort sur son visage, après un court serrement de main et quelques mots échangés, il m’écarta en me disant : « Assez ! assez ! cela me fait mal ! » Et toute cette noble figure trembla, pleine de larmes.

Ce que fut un pareil ami, on le conçoit. Sa jeunesse ayant été pure de toute passion inférieure et matérielle, il avait, à l’abri de son austérité, gardé tout son cœur pour les affections permises ou saintes. L’amitié était pour lui un culte. Qu’on relise ses divers ouvrages, les