Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/718

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calme, quoique je le cherche partout et que je ne cesse de le demander. Mais Dieu veut-il que je goûte ce bonheur, veut-il que ce cœur, si souvent fatigué du désert qui l’entoure, trouve un autre cœur qui batte avec lui et lui forme un autre écho que celui de ces froides murailles où je me suis condamné à vivre ?… Je désire le bonheur, mais je n’ai pas le fol orgueil de croire que j’en sois digne !… »

Dans un dernier cri, sa sensibilité se révèle tout entière :

« Hier, au milieu de mon trouble, une idée étrange s’est présentée à moi, celle de ma dernière heure ! Je me représentais le bonheur dont vous me parliez, et tout à coup, je me suis dit : oui, mais il faudra mourir !… et alors, comment avoir le cœur de mourir ?… Ainsi, cher ami, faisons notre devoir, et, pour le reste, à la volonté divine ! Je crois que vous n’aurez rien à me répondre… »

Je répondis, il vint, et sa venue inaugura pour lui vingt ans du bonheur le plus pur, le plus complet, tel qu’il était capable de le sentir et le donner, et où il ne connut qu’un seul jour de douleur, celui, hélas ! qu’il avait prévu, le jour de la séparation. Sa mère, qui vivait encore, ses deux frères parvenus tous deux au premier rang dans leur profession [1], ajoutèrent à sa joie en la partageant. La fortune même se mit à lui sourire. Son goût d’artiste lui servit d’habileté en affaires ; cherchant une retraite riante pour son bonheur et son travail, il employa un petit héritage et la dot de sa femme, à se

  1. L’un était M. Léonce Reynaud, directeur général des phares de France, et auteur d’un traité d’architecture déjà classique ; l’autre M. le contre-amiral Reynaud.