Page:Legouvé - Soixante ans de souvenirs, 1886.djvu/87

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à Lemercier, il la refusa avec une lettre devenue historique.

Alors commença entre le souverain et le poète une lutte où le poète seul resta digne. L’interdit est jeté sur les œuvres théâtrales de Lemercier ; il se tait. On lui insinue qu’une prière de lui fera lever la défense ; il refuse de l’écrire. Exproprié d’une maison qui composait tout son patrimoine, on lui en fait attendre l’indemnité pendant plusieurs années ; il se tait ! On lui dit qu’un mot de sa main à l’empereur couperait court à tout retard ; il refuse de l’écrire. Il se réfugie à un cinquième étage, pauvre, vivant dans le travail, et ne sortant de sa retraite et de son silence que par quelques répliques à la Corneille. Un jour de réception aux Tuileries, où l’Institut avait été mandé, l’empereur aperçut, dans un angle du salon, Lemercier confondu avec ses confrères. Il écarte tout le monde d’un geste, va droit au poète et lui dit : « Hé bien ! Lemercier, quand me ferez-vous une belle tragédie ? ― J’attends, Sire », lui répond le poète. En 1812, à la veille de la campagne de Russie, ce mot ressemblait à une parole de prophète.

L’empire tombé, Lemercier poursuivit de ses sarcasmes l’alliance de l’impérialisme et du libéralisme. « Il y a des pactes, disait-il, que la liberté n’a pas le droit de faire. Quand elle s’allie avec le despotisme, que ce soit avec celui d’en bas ou avec celui d’en haut, elle se souille. » Cette persistance d’austère républicanisme contrastait tellement avec l’adoration monarchique et impériale qui se partageait la France, qu’on ne voulut voir dans ce patriotique ressentiment qu’une