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multitude de petites perceptions, où il n’y a rien de distingué, on est étourdi ; comme quand on tourne continuellement d’un même sens plusieurs fois de suite, où il vient un vertige qui nous peut faire évanouir et qui ne nous laisse rien distinguer. Et la mort peut donner cet état pour un temps aux animaux.

22[1]. Et comme tout présent état d’une substance simple est naturellement une suite de son état précédent, tellement que le présent y est gros de l’avenir (§ 360) ;

23[2]. Donc puisque réveillé de l’étourdissement on s’aperçoit de ses perceptions, il faut bien qu’on en ait eu immédiatement auparavant, quoiqu’on ne s’en soit point aperçu ; car une perception ne saurait venir naturellement que d’une autre perception, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d’un mouvement (§ 401-403).

24[3]. L’on voit par là que si nous n’avions rien de distingué et, pour ainsi dire, de relevé et d’un plus haut goût

  1. Le présent y est gros de l’avenir. — Cf. le passage de la Théodicée auquel Leibniz renvoie le lecteur. « C’est une des règles de mon système de l’harmonie générale que le présent est gros de l’avenir, et que celui qui voit tout voit dans ce qui est ce qui sera. Qui plus est, j’ai établi d’une manière démonstrative que Dieu voit dans chaque partie de l’Univers l’Univers tout entier, à cause de la parfaite connexion des choses. Il est infiniment plus pénétrant que Pythagore, qui jugea de la taille d’Hercule par la mesure du vestige de son pied. » (Théod., §360.)
  2. Une perception ne saurait venir naturellement que d’une autre perception. — En vertu du principe que le présent est gros de l’avenir, chaque état de l’âme a sa raison et sa cause dans les états qui l’ont précédé : nulle action externe n’intervient dans la production des états de l’âme ; les perceptions n’ont donc pas d’autre cause naturelle que les perceptions. La monade les produit de son propre fonds. « On peut même dire qu’en conséquence de ces petites perceptions, le présent est plein de l’avenir et chargé du passé, que tout est conspirant (σύμπνοια πάντα (sympnoia panta) comme disait Hippocrate), et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pouvaient dire toute la suite des choses de l’univers. » (Nouv. Ess., Avant-propos, Erdm., 197, b.)
  3. Nous serions toujours dans l’étourdissement. — Leibniz se commente lui-même de la manière suivante : « Nous éprouvons en nous-mêmes un certain état où nous n’avons aucune perception distincte et ne nous apercevons de rien, comme dans la défaillance, le sommeil profond, etc. Dans ces états, l’âme, quant au sens, ne diffère point d’une simple monade ; mais comme ce n’est pas là l’état habituel et durable de l’homme, il faut bien qu’il y ait en lui quelque autre chose. La multitude des perceptions où l’esprit ne distingue rien fait la stupeur et le vertige, et peut ressembler à la mort. En sortant de cette stupeur, comme en s’éveillant, l’homme qui recommence à avoir la conscience de ses perceptions s’assure bien qu’elles ont été précédées ou amenées par d’autres qui étaient en lui sans qu’il s’en aperçût ; car une perception ne peut naître naturellement que d’une autre perception, comme un mouvement naît d’un autre mouvement. Ainsi se distingue par le fait de conscience ou l’observation de nous-mêmes la perception qui est l’état intérieur de la monade, représentant les choses externes, et l’aperception qui est la conscience ou la connaissance réflexive