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encore une autre harmonie entre le règne physique de la nature et le règne moral de la grâce, c’est-à-dire, entre Dieu considéré comme architecte de la machine de l’univers, et considéré comme monarque de la Cité divine des esprits (§§62, 74, 118, 248, 112, 130, 247).

88[1]. Cette harmonie fait que les choses conduisent à la grâce par les voies même de la nature, et que ce globe par


    mécanisme et des causes finales ou du dynamisme que Leibniz y surajoute ; l’ensemble des êtres soumis à la double loi des causes efficientes et des causes finales, c’est le règne de la nature. Avec l’idée de bonté commence le règne de la grâce : au dynamisme lui-même, Leibniz surajoute le monde purement moral et lui donne le nom qu’il avait dans les controverses théologiques de son temps. Il l’appelle le règne moral de la grâce. Voici comment il le caractérise et le décrit, dans les Principes de la Nature et de la Grâce, §15 : « Tous les esprits, soit des hommes, soit des génies, entrant en vertu de la raison et des vérités éternelles dans une espèce de société avec Dieu, sont des membres de la Cité de Dieu, c’est-à-dire du plus parfait État, formé, et gouverné par le plus grand et le meilleur des monarques ; où il n’y a point de crime sans châtiment, point de bonnes actions sans récompense proportionnée ; et enfin, autant de vertu et de bonheur qu’il est possible ; et cela, non pas par un dérangement de la nature ; comme si ce que Dieu prépare aux âmes troublait les lois des corps ; mais par l’ordre même des choses naturelles, en vertu de l’harmonie préétablie de tout temps entre les règnes de la nature et de la grâce, entre Dieu comme architecte, et Dieu comme monarque ; en sorte que la nature mène à la grâce, et que la grâce perfectionne la nature en s’en servant. » Leibniz écrit ensuite la félicité qui doit résulter finalement de cet accord des deux règnes : « Dieu étant aussi la plus parfaite et la plus heureuse, et par conséquent la plus aimable des substances, et l’amour pur véritable consistant dans l’état qui fait goûter du plaisir dans les perfections et dans les félicités de ce qu’on aime, cet amour doit nous donner le plus grand plaisir dont on puisse être capable quand Dieu en est l’objet. » (Ibid., §16.) On remarquera cette admirable définition de l’amour, qui consiste à trouver son bonheur dans les perfections et dans la félicité de ce qu’on aime.

  1. Les choses conduisent à la grâce. — C’est la pensée profonde développée par Spinoza, quand il dit que la béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même : que Dieu n’est point un juge qui punit et récompense, mais que la punition et la récompense découlent de la nature même des choses aussi inévitablement que l’égalité de ses trois angles à deux droits dérive de la nature du triangle. « La raison ne demande rien de contraire à la nature… Les hommes ne peuvent rien souhaiter de mieux, pour la conservation de leur être, que cet amour de tout en toutes choses, qui fait que toutes les âmes de tous les corps ne forment, pour ainsi dire, qu’une seule âme et un seul corps… Les hommes que la raison gouverne ne désirent rien pour eux-mêmes, qu’ils ne désirent également pour tous les autres, et sont par conséquent, des hommes justes, probes et honnêtes. » (Eth., p. 4, prop. 18. Scholie.) Dans sa lettre à Guillaume de Blyembergh, Spinoza se défend éloquemment d’assimiler l’homme à la bête et de rendre impossible le règne de la grâce et l’immortalité. « Comment ai-je pu, je vous prie, vous donner sujet de m’attribuer des opinions comme celles-ci : que les hommes sont semblables aux bêtes, qu’ils périssent comme elles… N’ai-je pas déclaré le plus clairement du monde, que les bons honorent Dieu, qu’ils deviennent plus parfaits par le culte qu’ils lui rendent, qu’ils aiment Dieu ? Est-ce là, je le demande, les assimiler aux bêtes ? Est-ce dire qu’ils périssent comme elles et que leurs œuvres ne plaisent point à Dieu… Et n’allez pas croire que je nie l’utilité des prières ; car mon esprit est trop borné pour déterminer tous les moyens dont Dieu se sert pour amener les hommes à l’aimer, c’est-à-dire à faire leur salut. »