Page:Leibniz - Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1921.djvu/205

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

intervalles et rapports externes des temps et des lieux, et même les constitutions internes, insensibles aux hommes des deux globes, pourraient les discerner ; mais, selon vos hypothèses, la seule consciosité discernant les personnes sans qu’il faille se mettre en peine de l’identité ou diversité réelle de la substance ou même de ce qui paraîtrait aux autres, comment s’empêcher de dire que ces deux personnes, qui sont en même temps dans ces deux globes ressemblantes, mais éloignées l’une de l’autre d’une distance inexprimable, ne sont qu’une seule et même personne ; ce qui est pourtant une absurdité manifeste? Au reste, parlant de ce qui se peut naturellement, les deux globes semblables et les deux âmes semblables des deux globes ne le demeureraient que pour un temps ; car, puisqu’il y a une diversité individuelle, il faut que cette différence consiste au moins dans les constitutions insensibles qui se doivent développer dans la suite des temps.

§ 26. Philalèthe. Supposons un homme puni présentement pour ce qu’il a fait dans une autre vie et dont on ne puisse lui faire avoir absolument aucune conscience; quelle différence y a-t-il entre un tel traitement et celui qu’on lui ferait en le créant misérable?

Théophile. Les platoniciens, les origénistes, quelques Hébreux et autres défenseurs de la préexistence des âmes ont cru que les âmes de ce monde étaient mises dans des corps imparfaits, afin de souffrir pour les crimes commis dans un monde précédent. Mais il est vrai que si on n'en sait point ni n'en apprendra jamais la vérité ni par le rappel de sa mémoire, ni par quelques traces, ni par la connaissance d’autrui, on ne pourra point l’appeler un châtiment selon les notions ordinaires. Il y a pourtant quelque lieu de douter, en parlant des châtiments en général, s’il est absolument nécessaire que ceux qui souffrent en apprennent eux-mêmes un jour la raison, et s’il ne suffirait pas bien souvent que d’autres esprits plus informés y trouvassent matière de glorifier la justice divine. Cependant il est plus vraisemblable que les souffrants en sauront le pourquoi, au moins en général.

§ 29. Philalèthe. Peut-être qu’au bout du compte vous pourriez vous accorder avec mon auteur, qui conclut son chapitre de l’identité en disant que la question, si le même homme demeure, est une question de nom, selon qu’on entend par l’homme ou le seul esprit raisonnable, ou le seul corps de cette forme qui s’appelle humaine, ou enfin l’esprit uni à un tel corps. Au premier cas, l’esprit séparé (au moins du corps grossier) sera encore l’homme ;