Page:Lemaître - Chateaubriand, 1912.djvu/45

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à tout le monde. Il s’écrie : « Ce sera superbe ! », lui loue une chambre chez son imprimeur, et lui procure des traductions du latin et de l’anglais.

Chateaubriand travaille le jour à ses traductions et la nuit à son grand ouvrage. Il fuit, par fierté, les émigrés riches. Il se saoûle de tristesse dans de solitaires promenades à Kensington et à Westminster. Mais Peltier, distrait, l’oublie. Un jour vient où il n’a plus de quoi manger. «… Cinq jours s’écoulèrent de la sorte. La faim me dévorait ; j’étais brûlant, le sommeil m’avait fui ; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans l’eau ; je mâchais de l’herbe et du papier. Quand je passais devant des boutiques de boulanger, mon tourment était horrible. » Nous le croyons parce qu’il le dit. Il avait refusé le schilling quotidien que le gouvernement anglais donnait aux émigrés pauvres. Mais pourtant il n’était pas sans recours au monde, puisque, le jour suivant, étant allé voir son compatriote Hingant, et l’ayant trouvé tout sanglant d’un suicide manqué, il s’adresse alors, et utilement, à M. de Barentin, émigré important, et que, dans le même moment, il reçoit quarante écus de son oncle Bédée. Comment donc expliquer les morceaux de linge qu’il suçait, et l’herbe et le papier ? Par une sorte d’apathie et d’immobilité dans le désespoir, par ce qu’il appelle plus loin cet « esprit de retenue et de solitude intérieure », qui l’avait empêché de faire des démarches très simples,