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Page:Lemaître - Corneille et la Poétique d’Aristote, 1888.djvu/28

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selon la justice, mais de nous en offrir une image claire, ramassée, qui en dégage et en fasse saillir les traits essentiels. Le peuple, lui, demande au théâtre plus de justice qu’il n’en voit dans le monde. Il veut que la vertu soit récompensée et le vice puni, du moins à la fin : il a besoin de mensonges et d’illusions : un dénouement heureux lui est une revanche contre les douleurs et les scandales de la réalité. Au contraire, les lettrés aiment assez, dans les œuvres d’art, la vérité triste ; ils trouvent un plaisir d’orgueil à voir les choses comme elles sont (et même pire qu’elles ne sont), et ils se savent bon gré d’y opposer une résignation dédaigneuse. Ainsi, ce que la foule attend du poète, c’est une traduction optimiste de la réalité ; ce que veulent les lettrés, c’est une traduction personnelle et expressive. Ce qui intéresse la foule, c’est le mensonge heureux de cette traduction, c’est-à-dire autre chose que l’art : ce qui plaît aux habiles, c’est cette traduction elle-même, c’est-à-dire l’art tout seul.

La plupart des chefs-d’œuvre sont tristes. Ce qui nous reste du théâtre grec nous montre la vie sous un jour fort sombre : car le Destin y règne et les passions fatales. Presque toutes les tragédies d’Euripide ont des dénouements malheureux (de quoi Aristote le loue grandement). Les drames de Shakspeare ne finissent pas mieux. Presque toutes les tragédies de Racine se terminent de la plus lugubre façon. Et l’on sait que, de nos jours, ce goût de la vérité lamentable,