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Page:Lemaître - Corneille et la Poétique d’Aristote, 1888.djvu/60

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Nous avons vu comment « se purgent » les passions. Corneille cherche maintenant, avec Aristote, quels sont les sujets les plus propres à provoquer la pitié et la terreur, par lesquelles cette « purgation » s’opère. Le philosophe grec a ici toute une série d’axiomes bien surprenants.

« Si quelqu’un, dit-il, poursuit son ennemi et le tue ou cherche à le tuer, cela ne nous inspire aucune pitié, et, par conséquent, n’est nullement tragique. »

Sentiment singulier ! Comme si la grandeur même des haines exprimées, et leurs causes, et la façon dont elles se manifestent, ne pouvaient nous intéresser et nous émouvoir ! Racine en aurait long à dire là-dessus ; car, au compte d’Aristote, l’action d’Andromaque, de Bajazet ou d’Athalie serait médiocrement tragique, puisque Pyrrhus et Oreste, Roxane et Bajazet, Joad et Athalie ne sont point parents !

Mais Corneille, lui, ne fait ici aucune objection. Et cela ne m’étonne point. Vous vous rappelez qu’il veut pour la tragédie des « actions extraordinaires ». Or, les haines ou les luttes entre des personnes qui ne sont pas du même sang, cela n’est-il pas bien commun ?

Il serait donc tout prêt à admettre ce second axiome : « Il n’y a de vraiment tragique que les luttes entre parents. » Mais tout à coup il s’aperçoit que, si cette condition est à peu près observée dans le Cid, dans Horace, dans Polyeucte, dans Rodogume, dans Héraclius, elle manque dans presque toutes ses autres tragédies. Comment donc se tirer d’affaire sans offenser Aristote ?