Page:Lemaître - Impressions de théâtre, 7e série, 1896.djvu/344

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Singulière pièce ! Si on la jugeait d’après les règles expérimentales du théâtre, elle paraîtrait pleine de défauts. J’ai dit la dureté du « postulat ». Puis, le théâtre, comme on sait, vit d’action, au contraire du roman qui vit de passivité. Or, il n’y a d’agissant, dans l’Invitée, que les deux jeunes filles. Les autres « sont agis » bien plus qu’ils n’agissent. Anna passe son temps à se regarder sentir, tout en se moquant. La pièce est très difficile à raconter (je m’en suis aperçu). Il faut un véritable effort pour distinguer où « aboutit » chaque scène en particulier, et il ne serait pas commode d’en tracer le « graphique ». Les deux scènes d’Anna avec son mari, puis avec ses filles, au second acte, semblent se répéter au troisième : les attitudes respectives des personnages sont les mêmes, et il n’y a qu’une nuance nouvelle, assez légère, dans leurs sentiments. Pourtant la pièce est bonne, puisque nous l’avons tant aimée. L’Invitée est un éminent exemple de ce que le théâtre peut reconquérir sur le domaine propre du roman. Songez que, si ces empiétements n’étaient jamais essayés, le théâtre ne bougerait pas, n’aurait pas bougé depuis deux siècles. Enfin, il y a dans l’Invitée un charme de tristesse, pénétrante et enveloppante à la fois. La mélancolie y est, partout comme à fleur d'ironie. Tristesse salutaire et libératrice, au bout du compte. La malfaisance des passions éclate, là, moins encore que leur vanité. Nous y apprenons ce que c’est que de revoir ses sentiments, ses folies et ses souffrrances