Page:Lemaître - Jean-Jacques Rousseau, 1905.djvu/14

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sincère, le lire sérieusement et complètement. Or il m’est arrivé une chose que je n’avais pas prévue. Tandis que je cherchais dans cette longue lecture des raisons de le condamner, oh ! je les trouvais abondamment, puisqu’elles y sont ; mais en même temps je sentais trop bien comment ces idées lui étaient venues, par quelle fatalité de tempérament ou de circonstances, à la suite de quels souvenirs, de quelles déceptions, de quels regrets, même de quels remords. Puis, ce qu’il eut de candeur et de véritable piété me touchait malgré moi ; et je connaissais de nouveau que cet homme, de qui l’on peut croire que tant de maux publics ont découlé (à son insu, il est vrai, et principalement après sa mort) fut sans doute un pécheur, et finalement un fou, mais non point du tout un méchant homme, et qu’il fut surtout un malheureux.

Et puis son cas est si singulier ! Il est même unique dans notre littérature et, je crois bien, dans toutes les littératures du monde. Ce vagabond, ce fainéant, cet autodidacte qui, après trente ans de rêvasserie, tombe un jour dans le plus brillant Paris du XVIIIe siècle, et qui y fait l’effet d’un Huron, mais d’un Huron vrai et de plus de conséquence que celui de Voltaire ; qui commence à publier vers la quarantaine ; qui écrit en dix ans, péniblement et parmi des souffrances physiques presque incessantes, trois ou quatre livres, — lesquels ne sont pas autrement forts ni rares