Page:Lemaître - Jean Racine, 1908.djvu/272

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Grâce à la duchesse de Bouillon (il lui en coûta quinze mille livres), l’ineptie de Pradon fut jouée seize fois. Valincour (Histoire de l’Académie française) dit avoir vu alors Racine au désespoir. Il affirme que « durant plusieurs jours Pradon triompha », et que « la pièce de Racine fut sur le point de tomber » .

Je vous avoue que cela m’indigne encore au bout de deux cent trente ans ! Oui, Racine dut beaucoup souffrir. Une injustice si atroce, s’ajoutant à douze années de critiques stupides et méchantes, c’était trop, vraiment. Être poursuivi d’une haine acharnée et déloyale, on a beau faire, cela est pénible à concevoir et à sentir : mais surtout la sottise triomphante fait mal. On enrage d’avoir raison. Et l’on se dit que les sots ne sauront jamais qu’ils sont des sots, excepté peut-être dans l’autre monde, quand cela nous sera égal… Il faut en prendre son parti, c’est entendu. Mais quoi ! si Pradon était peut-être l’homme le plus bête de son temps, Racine en était l’homme le plus sensible. Il disait à son fils : « La moindre critique, quelque mauvaise qu’elle ait été, m’a toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m’ont fait de plaisir. » Cela nous exaspère qu’une platitude comme celle de Pradon ait pu être mise seulement en regard de la Phèdre de Racine : jugez si cela dut l’exaspérer, lui, et de quel fiel cela dut l’abreuver ! Oui, il a fort bien pu renoncer au théâtre par dégoût, parce qu’il en avait assez, et pour qu’on le laissât tranquille.