Page:Lemaître - Les Contemporains, sér1, 1898.djvu/124

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mois et des ans, comme dans une tour enchantée. A-t-il senti parfois sa puissance inégale à son dessein ? Je ne sais, car la nature bienfaisante lui a donné un talent assez abondant et facile pour qu’il n’éprouve que rarement la douleur de la lutte et de l’effort et pour qu’il puisse croire de bonne foi avoir réalisé son rêve. S’il est vrai que l’artiste jouit plus encore de l’oeuvre conçue que du succès de l’œuvre achevée, M. Grenier a dû être heureux. Et en même temps la préoccupation constante de l’œuvre aimée le retenait, quoi qu’il fît, dans les plus pures régions de la pensée et du sentiment, lui gardait l’âme haute, lui rendait facile la pratique des vertus qui font la dignité de la vie. Si peut-être il n’a pas été assez fort pour traduire entièrement tous ses songes, il en a vécu et, comme pour le récompenser du grand désir qu’il avait de leur communiquer la vie, ils lui ont donné en retour la sérénité et la bonté. Léguer aux hommes une de ces œuvres où ils se reconnaissent et qu’ils vénèrent dans la suite des siècles, cela est sublime et cela est rare. Mais avoir eu le cœur assez haut situé pour l’entreprendre — et cela dix fois de suite — ce n’est déjà pas si commun. Passons donc en revue les plus beaux rêves de M. Grenier.

Le poète nous transporte dans un vieux château romantique, « à mi-côte des monts, sous un glacier sublime ». Un étranger se présente, à qui le poète donne à souper. C’est Ahasver, le Juif errant, qui, pendant qu’une tempête farouche ébranle le vieux