Page:Lemaître - Les Contemporains, sér1, 1898.djvu/176

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possédées, qu’elles ne vivent que par lui et pour lui.

Or le style pittoresque (à son plus haut degré et dans la plupart des cas) me paraît consister essentiellement à saisir et à fixer la perception au moment où elle éclôt, avant qu’elle ne se décompose et qu’elle ne devienne sentiment. Il s’agit de trouver des combinaisons de mots qui évoquent chez le lecteur l’objet lui-même tel que l’artiste l’a perçu avec ses sens à lui, avec son tempérament particulier. Il faut remonter, pour ainsi dire, jusqu’au point de départ de son impression, et c’est le seul moyen de la communiquer exactement aux autres. Mais ce travail, les femmes en sont généralement incapables, pour la raison que j’ai dite.

Pourtant Mme de Sévigné l’a fait cette fois (et d’autres fois encore) par une grâce spéciale, par une faveur miraculeuse. Elle a su fixer le premier moment de la perception, celui où l’on perçoit à la fois le feuillage et le chant. « C’est joli, écrit-elle, une feuille qui chante ! »

Mais là encore ne vous semble-t-il pas que la femme se trahisse, quand même, dans le tour de la phrase ? On dirait qu’elle se sait bon gré d’avoir trouvé cela ; elle a l’air de penser : « C’est joli aussi mon alliance de mots ; qu’en dites-vous ? »

Tous les hommes qui ont cherché l’expression pittoresque, de La Fontaine à M. Edmond de Goncourt, écriront tout uniment : « La feuille chante. »