Page:Lemaître - Les Contemporains, sér1, 1898.djvu/175

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vrai d’une façon générale, c’est-à-dire se trouve être plus souvent vrai que faux.

Nous passons près d’un arbre où chante un oiseau. La plupart de nos classiques et toutes les femmes (sauf une ou deux) écriront, je suppose : « L’oiseau fait entendre sous le feuillage son chant joyeux. » Cette phrase n’est pas pittoresque : pourquoi ? C’est qu’on exprime par elle, non pas le premier moment de la perception, mais le dernier. D’abord on décompose la perception ; on sépare, on distingue celle de la vue et celle de l’ouïe ; on met d’un côté le feuillage, de l’autre le chant de l’oiseau, bien que dans la réalité on ait perçu en même temps le feuillage et la chanson. Mais on ne s’en tient pas là. Après avoir analysé la perception originelle, on cherche à exprimer surtout le sentiment de plaisir qu’elle produit, et l’on écrit « chant joyeux ». Et voilà pourquoi la phrase n’est pas vivante. Elle n’est pas une peinture, mais une analyse, et elle ne traduit pas directement les objets, mais les sentiments qu’ils éveillent en nous.

Eh bien, de tout temps les femmes ont écrit et elles écrivent encore aujourd’hui comme cela, ou plutôt dans ce goût (car je ne tiens pas du tout à mon exemple ; je ne l’ai pris que pour la commodité). Et si elles écrivent ainsi, c’est justement parce qu’elles sentent très rapidement, parce que pour elles une perception (ou un groupe de perceptions) se transforme tout de suite en sentiment, et que le sentiment est ce qui les intéresse le plus, qu’elles en sont