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LECONTE DE LISLE.

et, comme il s’amusait à la logique de l’histoire, il en sentit moins la tristesse ; puis il lui parut que toute force qui se développe a sa beauté pour qui en est spectateur sans en être victime ; il eut des visions du passé si nettes, si sensibles et si grandioses qu’il leur pardonna de n’être pas consolantes. Enfin il comprit que, si tout le mal vient de l’action, l’action vient du désir inextinguible, de l’illusion du mieux qui vit éternellement aux flancs de l’humanité, illusion qui fait souffrir puisqu’elle fait vivre, mais qui fait vivre enfin. Or, à quoi bon condamner la vie ? Elle est, cela suffit ; et les renonciations de quelques-uns ne l’éteindront pas. Qui sait d’ailleurs si elle ne va pas quelque part ? si quelque progrès — lent, ah ! combien lent ! — ne s’élabore pas par elle à travers les âges ? Alors, le cœur révolté contre l’Être, mais les yeux pleins du prestige de ses formes ; indigné des monstruosités de l’histoire, mais désarmé par l’intérét de son mécanisme et ébloui par la richesse de ses décors ; soulevé contre le spectre des religions, mais apaisé par l’idée qu’un jour peut-être elles auront vécu ; conspuant l’humanité et l’adorant à la fois, il alla prendre pour héros l’antique rebelle, le premier après Lucifer qui ait crié : Non serviam ! rendit l’espoir au désespéré et le fit surgir comme un prophète sur la plus haute tour d’Hénokia, la cité cyclopéenne. Il mit dans ce poème ce qu’il avait de plus sincère en lui, la protestation obstinée contre le mal physique et moral, et aussi la sérénité de l’artiste