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Page:Lemaître - Les Contemporains, sér2, 1897.djvu/46

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LES CONTEMPORAINS.

À vrai dire, ils semblaient peu certains, à cette heure,
De sortir promptement de leur noire demeure.
En outre, sachez-le, j’en ai mangé beaucoup,
Et leur âme avec eux, maître, du même coup.

. . . . . . . . . . . . . . .


Ah ! ah ! les blêmes chairs des races égorgées,
De corbeaux, de vautours et d’aigles assiégées,
Exhalaient leurs parfums dans le ciel radieux
Comme un grand holocauste offert aux nouveaux dieux.

. . . . . . . . . . . . . . .


Hélas ! je crois, seigneur, en y réfléchissant,
Que l’homme a toujours eu soif de son propre sang,
Comme moi le désir de sa chair vive ou morte.
C’est un goût naturel qui tous deux nous emporte
Vers l’accomplissement de notre double vœu.
Le diable n’y peut rien, maître, non plus que Dieu,
Et j’estime aussi peu, sans haine et sans envie,
Les choses de la mort que celles de la vie[1].

Les Poèmes barbares, c’est, par bien des points, l’histoire parcourue à vol de corbeau, la bête étant philosophe et artiste. Ce n’est pas chose très réjouissante. Il y a beaucoup de sang. L’ironie froide qui est dans le récit du triste oiseau de proie, on la pressent, inexprimée, dans presque tout le cours du livre. Ce corbeau pessimiste juge le monde à peu près comme Kaïn. Puni comme lui pour un crime dont il ne saurait être responsable, il élève, sous une forme moins trafique, la protestation du premier Révolté ; mais il n’a point son espérance vivace, et je crains bien qu’il ne soit en cela un interprète plus fidèle de la pensée du poète.

  1. Le Corbeau.