Page:Lemaître - Les Contemporains, sér3, 1898.djvu/316

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V

Quelqu’un me dit : « Quand ce serait une comédie (et ce n’en est pas une), ce pourrait être une comédie fort excusable, pour des raisons qui nous échappent. Qui donc connaît le fond des choses ? Le personnage que nous jouons, par nécessité ou par goût, ce que nous livrons de nous-mêmes au public, c’est rarement nous tout entiers, et, comme dit Balzac, « nous mourons tous inconnus. » Tel qui, dans son journal, sème l’outrage et la révolte ; tel qui, moitié par tempérament, moitié sous la pression des circonstances, a fait de la démagogie sa carrière, est l’homme le plus doux, le meilleur ami, le père de famille le plus tendre et le plus dévoué. Il aime, pour lui-même et pour les siens, la vie large et facile, et son humeur généreuse lui a mis sur les bras des charges de toutes sortes. Et c’est pour y suffire qu’il encourage les grèves et les émeutes et que, sur son journal lu dans les faubourgs, sa plume de fin lettré fait parfois, comme sur un tablier de boucher, des éclaboussures de sang. Le jour où il serait moins injuste et moins enragé, tout ce qui vit de lui en pâtirait. Les pires violences de son rôle public s’expliquent par ses vertus privées. C’est parce qu’il a bon cœur chez lui qu’il souffle la haine dans l’âme obscure des foules. Peut-être a-t-il des moments où il est las de ce rôle d’insulteur et d’énergumène, où il