Page:Lemaître - Les Contemporains, sér4, 1897.djvu/136

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poésie s’écoule d’eux involontairement. Et surtout il me semble toujours que, ce qu’ils expriment, je pourrais l’éprouver, que c’est mon âme à moi, qui parle dans leurs vers, et qu’elle chante, par eux, ce qu’elle n’aurait su dire toute seule. Ces poètes, qui ont un don que je n’ai pas, sont après tout des gens comme moi, de ma société et de mon temps, avec qui il m’eût été possible de converser…

L’âme de Hugo (et c’est tant pis pour moi) est par trop étrangère à la mienne. Il y a dans son œuvre trop d’attitudes, trop de sentiments, trop de façons de voir le monde et l’histoire que j’ai peine à comprendre et qui même répugnent à mes plus chères habitudes d’esprit. Les milliers de vers où il dit : « Moi, le penseur », où il se qualifie de mage effaré, où il se compare aux lions et aux aigles, où il menace l’ombre, la nuit et le mystère de je ne sais quelle effraction, sont insupportables aux hommes modestes, et à ceux qui essayent vraiment de penser. Quand il annonce avec fracas qu’il presse du genou la poitrine du sphinx et qu’il lui a arraché son secret, je me dis : « Il est bien heureux ! » et quand je vois que ce qu’il a découvert, au bout du compte, c’est le manichéisme le plus naïf, ou l’optimisme le plus simplet, je me dis : « Que d’embarras ! » Je sens là-dedans un air d’insincérité. Un bourgeois d’aujourd’hui qui vaticine constamment à la façon d’Isaïe et d’Ézéchiel, comme s’il vivait dans le désert, comme s’il mangeait des sauterelles et comme s’il