Page:Lemonnier - Félicien Rops, l’homme et l’artiste.djvu/124

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coutume. Il fit deux pas rapides vers moi et me prenant les mains, avec le tutoiement qu’il avait si vite pour tout le monde et qui, du moins, entre nous demeura jusqu’au bout le signe d’une loyale amitié :

— Tu viens de là-bas ? me dit-il. Tu m’apportes la bonne odeur de la terre où nous sommes nés tous deux ?

Une clarté jeune mouillait le ciel lilas à travers le lanterneau et sans desserrer les doigts, il la regardait couler dans l’air mat de la pièce.

— Vois-tu, reprit-il, c’est surtout par ces matins de renouveau que je pense à elle. (Il en parlait comme d’un rivage lointain un fils parle de la maman restée à l’attendre dans le silence de la maison.) Va, c’est bon d’avoir un pays, je t’assure ; ça vaut bien tout le reste.

Le reste ? Peut-être les joies d’art qu’il avait trouvées dans sa patrie d’élection et que sa vraie patrie lui avait refusées. Une seconde il rêva, l’œil parti, et puis, tournant le dos :

— Bah ! n’y pensons plus.

Je vis le bras nu sous la manche de la chemise retroussée se lever, d’un mouvement qui porta la main à la hauteur des paupières, et ce fut fini, nous ne parlâmes plus que d’eau-forte. Mais il avait suffi pour que d’un cœur à l’autre quelque chose entre nous eût passé, une de ces communions où, dans un bref instant de la durée, tient la petite part d’éternité qui nous vient du sentiment d’appartenir à la race antique d’un même coin du monde.

Je l’avais connu à Bruxelles : il y occupait alors, rue de la Loi, une assez grande maison près de la tranchée du chemin de fer : tout en haut, l’atelier, aux murs nus, s’ajourait sur une vaste perspective de banlieue. Le cercle de la famille s’était élargi pour faire place à la mère, une bonne dame simple et un peu effacée, qui discrètement gardait les paisibles habitudes de la province.

Je ne faisais encore que débuter dans la critique d’art et la différence