Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/200

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sur les reins, contre un chiot dont le laitier heureusement était figé. La face en terre et les doigts enfoncés dans les oreilles, celui-là se mit à ruer et à hurler comme un forcené aussitôt qu’on voulut le dégager.

— Foutez le camp, lâchez-moi ! vociférait-il.

Et il crispait ses mains autour de sa tête avec l’épouvante de ce coup de foudre qui l’avait emporté et qui lui crevait toujours le tympan. Il avait une épaule démise, des contusions dans le dos, et pourtant se démenait avec une frénésie de bête enragée. À quatre on eut de la peine à l’asseoir sur la civière, et là-même, il fallut le ligoter pour lui faire traverser les cours.

À chaque découverte nouvelle, des jurons, des apitoiements éclataient. On les appelait par leurs noms : Monard, le Rouchat, Elie Blampain, Casserole, Ransart, le Crollé, Taburiau, avec des tendresses rudes, une fraternité bourrue pour les réconforter. À travers leur âpre écorce, ces cœurs d’ouvriers trouvaient des mots doux de garde-malade dorlotant un grabataire, parlaient aux maris de leurs femmes qu’ils allaient revoir, coulaient un nom de maîtresse aux autres, tâchaient de remonter les bravaches en les piquant dans leur amour-propre. Nom de Dieu, hein ? ils n’allaient pas continuer à gueuler comme des femmes ! Une belle jambe que ça leur foutait ! Une semaine de lit et leur bobo serait guéri, on les renverrait retapés chez eux ! Blampain, le passeur de loupes, demeuré veuf avec quatre enfants, constamment vagissait leurs noms : Tata, Zénon, Mimi, Ursmer, un lamento vague, traînant, aux syllabes avalées, et qui soudain, au coup de lance de la douleur, devenait aigu, s’entremêlait de cris déchirants. Le Rouchat, son ventre béant, rugissait, la bouche tordue, tournant vers les camarades des yeux révulsés, tout blancs dans son masque barbouillé, et suppliait qu’on l’achevât. D’horribles hoquets, des râles étranglés, des meuglements de bête assommée leur éraillaient à tous la gorge, disloquaient leurs mâchoires qu’on entendait crisser, rauquaient à travers leurs dents serrées, desquelles coulaient des filets de bave.

L’un après l’autre, on les déposait sur les brancards, et les calleuses mains des porteurs se faisaient caressantes et molles sous