Page:Lemonnier - Happe-chair, 1908.djvu/219

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Elle était restée accroupie sur ses genoux, les talons dans les reins, des éclaboussures de sang au corsage. Comme la clarté blanche des fenêtres, frappant en plein ses orbites cuisantes, l’aveuglait, elle fit visière de sa main, de dessous se mit à regarder Mme Poncelet de ses fixes et mauvaises prunelles où maintenant revenait la connaissance.

— Je t’remets à c’t’heure, dit-elle à la fin. T’es la femme au patron. C’est pou t’engraisser, et’ mari, toé et tos qu’em petit est mort. La viande que vos mangez, vos autres, c’est de l’homme !

Son grand corps se dressa d’un bond. Un des lambeaux du pauvre Spirou pendait à ses doigts ; et très vite, avant que Mme Poncelet eût eu seulement la pensée de s’écarter, elle le lui passa sous le nez, hurlant :

— Ah ben ! si c’est qu’ti l’aimes tant, la chair d’ nos éfants, magne c’ti là ! c’est celle à Martin !



XXIV



Le Culot entier, hommes et femmes, assista aux obsèques des quinze victimes. De la Californie, du Saut-du-Leu, des hameaux lointains, il vint une foule noire qui fit durer l’offrande pendant près d’une heure. Toutes les familles du village et du pays d’alentour étant frappées dans les infinies ramifications qui les rattachaient ensemble, la mort de ces ouvriers obscurs prit les proportions d’un vaste deuil public. À la suite, et deux par deux, les cercueils furent couchés dans la nef centrale, à l’arrière d’un catafalque vide, drapé de son vieux poêle à croix jaune ; et tout le long, vinrent s’aligner les bannières des sociétés, celles des Fanfares, celles de la jeunesse du Culot et des villages voisins, d’autres encore qui, dans l’air lourd de l’église, par moments remuaient comme pour saluer les cadavres. Poncelet, Jamioul, le personnel des bureaux, la brigade des contremaîtres, les chefs d’atelier, la majeure partie des