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la triomphatrice

Claude.

En voilà trop… Eh ! bien, écoute. Puisque tu parles de juger, tu vas m’entendre, et je ne veux pas d’équivoque. Oui, tu m’entendras. (Elle lui saisit les deux poignets.) Vois-tu, ma petite fille, il n’y a rien de plus beau qu’un mariage heureux. Il faut être heureuse dans le mariage, avoir le mari de son existence à son foyer… Je souhaite à ma fille une vie toute droite et toute simple. Je veux la lui préparer de mes mains si je peux… parce qu’ici, vois-tu, parce qu’ici tout est manqué… Ton père t’aime, nous t’aimons tous deux… mais ton père et moi nous sommes deux divorcés… J’étais très malheureuse, Denise, malheureuse comme les sages jeunes femmes le sont quelquefois, malheureuse à mourir sans desserrer les dents… quand mon premier livre me fit connaître Michel Sorrèze. (Claude a un frémissement, Denise s’émeut.) Et sans un mot, sans un geste et sans un élan, sans que rien ait encore changé, il n’y eut plus de malheur, Denise, il n’y eut plus de détresse. (Un silence.) Ensuite, il s’est passé du temps… beaucoup de temps… Je n’étais pas sûre de Sorrèze, j’ignorais sa vie, quand moi j’arrivais tout entière, ayant tout à prendre… Ah ! si je n’avais pas vu là les éléments d’une grave et durable union, le bonheur, quand il est vraiment grand, vaut ce qu’il coûte… mais c’est toujours un grand malheur d’être heureuse à côté de sa vie… ce douloureux bonheur a été le mien. Je l’ai accepté ainsi… pour que tu puisses grandir en paix. (Réveillant sa fille, qui semble accablée, annihilée sous la personnalité de sa mère.) Je l’ai souffert ainsi, pour que, devenue grande, tu puisses me juger et me juger bonne. (Denise ne bouge pas.) Eh bien, Denise, valais-tu ce sacrifice ?

Denise, écrasée.

Maman, maman, je ne sais pas.

Claude.

Non, ce n’est pas tout. J’ai connu des heures incroyables… Il y a quatre ans, Michel Sorrèze a été malade, très malade, il a failli mourir… Je savais qu’il me demandait, et il m’était interdit de le voir… Il n’y a pas d’enfer plus effrayant. Être ailleurs, être on ne sait où, quand ce qu’on aime a le visage de l’agonie. Ensuite, quand je l’ai revu,