peu dans la solitude. Depuis le changement qui s’est fait en toi, notre intimité n’est plus la même ; un embarras invincible paralyse nos épanchements et force à se baisser sous tes yeux les miens, qui s’y noyaient autrefois.
La question posée actuellement entre nous, et qui prend sur notre sort une importance décisive, est celle précisément à l’égard de laquelle l’éducation, le naturel peut-être, ont établi entre nous de telles dissemblances, que peut-être nous est-il impossible de nous bien comprendre, réciproquement. Tu sais quel monde nous avons traversé ensemble ; ce que tu ne peux savoir, c’est de quelles hauteurs j’y suis descendue, et par conséquent l’ineffaçable impression qu’il a produite sur moi.
Tandis que l’éducation donnée aux hommes les soumet aux tristes enseignements de la vie, qui, reçus trop tôt, détruisent d’avance les révoltes d’une conscience non encore formée, j’ai grandi, moi, dans une sainte ignorance, grâce à laquelle, nourrie d’études saines et pures, je m’élançais vers l’idéal du juste et du beau avec l’ardeur d’une plante vers la lumière. Dans l’état moral où se trouve l’humanité, l’ignorance du mal, vois-tu, est la première vertu que l’éducation devrait s’attacher à préserver. Tout ce dessous de la vie, ces coulisses du grand théâtre, cet égout qui roule ses fétidités sous la cité étalée en plein soleil, tout cela pour moi, pendant vingt années, fut comme s’il n’existait pas, et, loin de savoir alors que je jouissais d’une illusion enchantée, je me croyais seulement à l’aube du jour sublime et radieux que j’attendais. Ma sœur, tout à coup, me jeta de ce rêve dans le monde réel ; mais,