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défaut de tant d’autres, il était fort galant vis-à-vis des femmes. Et pourtant ce n’était pas la même chose : chez lui, c’est plutôt de l’idéalité, de la poésie ; la femme lui paraît l’être par excellence de la création ; il l’admire, il l’adore, et je sais par un exemple qu’il s’est contenté de satisfactions platoniques en certaine circonstance où on lui attribuait une bonne fortune. C’est, en réalité, un enthousiaste, et une femme qu’il aimerait véritablement en ferait ce qu’elle voudrait. Comme il est beau garçon et que les femmes en raffolent, on lui a fait une fort mauvaise réputation ; mais, en tout cas, il est devenu d’une sagesse et d’une tristesse qui inquiètent sa tante. Elle me disait l’autre jour : « Je ne puis pas savoir ce qu’il a, mais je croirais que c’est une passion malheureuse. Eh bien ! mon ange, reprenons-nous ce duo ?

Tout en s’approchant du piano, Marianne se rappelait le dernier mot d’Horace Fauque, lorsqu’elle avait répondu par un refus à sa déclaration : « Vous me rendez à jamais malheureux ! » Aussi ne put-elle s’empêcher de rougir.

— Mais, reprit Mme Touriot en s’asseyant devant le clavier, vous qui êtes si sévère, vous trouveriez sans doute que c’est juste, si M. Horace souffrait un peu, comme être il a fait souffrir ?

— Vous me supposez si méchante ? Non…

Un premier accord mit fin à l’entretien.

Mais, quelques jours après. Mme Touriot pria Marianne de lui dire à qui elle pouvait remettre 50 francs qu’on lui avait donnés pour Henriette.

— Vous ne savez pas qui ? C’est M. Horace Fauque. Il m’a dit : « Cette malheureuse fille m’intéresse beaucoup. Je l’ai vue, elle paraissait honnête, et surtout je lui sais gré d’avoir trouvé une protectrice aussi pure. Je ne sais où elle est, et d’ailleurs je ne puis l’aller voir moi-même, ce serait l’exposer à des soupçons. Mais faites-lui savoir, je vous prie, qu’elle pourra s’adresser à moi plus tard et que je m’occuperai de l’avenir de son enfant. » Il m’a dit aussi qu’il trouvait Alfred Turquois très-coupable d’avoir perdu l’existence d’une fille honnête, et que pour lui il n’avait jamais eu pareil reproche à se faire, même quand il était étudiant à Paris.

Marianne donna l’adresse de Mme Démier, par qui seule elle avait des nouvelles d’Henriette. La pauvre fille avait été placée au faubourg de Montbernage, dans une honnête famille d’agriculteurs, et vivait là respectée, sous le nom d’une jeune veuve, à qui le soin de sa santé imposait le séjour de la campagne. Elle y recevait presque tous les dimanches la visite de Mme Démier.

— Elle est toujours bien triste, disait l’excellente femme, et l’on a bien de la peine à lui remonter l’esprit. Pourtant sa mère est venue la voir, et ça lui a fait grand bien à la pauvre abandonnée. Elle a aussi de l’ouvrage. Les gens chez qui elle est se sont attachés à elle et la soignent bien. Il ne lui manquerait que de prendre son mal en patience ; mais c’est ce qu’elle ne sait pas faire ; et chaque fois qu’on va la voir, on la trouve plus pâle et plus maigre. Elle se ronge le cœur. Espérons qu’une fois son enfant venu au monde, elle se consolera en s’attachant à lui.

Le dernier mot de Mme Touriot relatif au bel Horace contenait une flèche empoisonnée que Marianne emporta dans son cœur : « Même quand il était étudiant à Paris ! » La vie des étudiants à Paris était donc abominable ? Il n’y avait pas d’autre conséquence à en tirer.

Mme Touriot n’avait point reçu la confidence des liens qui unissaient Albert et Marianne, et dont on faisait un mystère absolu dans la famille Brou. Le bruit public seul avait pu l’en instruire, mais sans doute elle n’y croyait point et avait dit cela en toute innocence ou sans y penser.

Eh bien ! la conduite des autres n’impliquait pas celle d’Albert.

Ce raisonnement eût paru sans réplique à Marianne, quelques mois plus tôt. Aujourd’hui ce n’était plus la même chose. Le ton des lettres d’Albert avait changé. Marianne essayait de se le nier à elle-même, à en douter ; mais elle le sentait douloureusement et avec une persistance fatale. Un rhétoricien peut paraître ému sans l’être, en des sujets qui sont du domaine de l’intelligence et de l’imagination ; mais dans les choses du cœur règne une harmonie secrète, plus fine que celle de l’oreille, où toute dissonance frappe aussitôt celui des deux qui a gardé la tonalité première. On peut être trompé sur la durée du sentiment, et dans ce cas le trompeur est lui-même sa propre dupe ; — on l’est difficilement sur l’intensité, car tout sentiment vrai vibre dans la parole et donne aux plus simples d’esprit le secret de l’éloquence. Écrite ou parlée, Albert l’avait eu cette éloquence du cœur ; Marianne avait senti vibrer le verbe divin, l’amour. Maintenant, la sonorité n’était plus la même, la musique devenait savante, étudiée, elle ne chantait plus ; l’amoureux n’était plus poëte.

Elle le sentait ; mais c’était chose impalpable, toute intérieure, et une part de doute environne toujours ce qui échappe à l’appréciation de nos sens, au calcul, à la mesure. Aussi Marianne préférait-elle douter de son appréciation, bien que chaque lettre reçue d’Albert renouvelât chez elle la même im-