Page:Leo - Marianne.djvu/104

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pression, qu’on eût pu comparer également à celle d’un abaissement d’atmosphère, Albert avait beau se répéter devant le portrait de Marianne : Je l’aime ! oh ! oui, je l’aime ! Il l’aimait en effet comme on aime naturellement ce qui est bon, avantageux et charmant ; mais tout le parfum, toute la fleur, toute la vérité de cet amour, s’en étaient allés avec la confiance trahie. Tromper, c’est être seul, et l’amour est la fusion de deux êtres, d’autant plus grande et plus douce qu’elle est plus complète. Albert lui-même sentait sa déchéance et regrettait la belle fièvre qui l’avait élevé autrefois au-dessus de sa propre sphère ; mais il n’était pas en son pouvoir de la retrouver.

Parfois, sous les suggestions de Mme Touriot, un doute se formulait dans l’esprit de Marianne ; mais aussitôt, en s’indignant contre elle-même, elle le repoussait, et elle n’en était ensuite que plus aimante, se reprochant d’avoir offensé Albert dans sa pensée.

Arrivèrent enfin les vacances, et de nouveau les fiancés se trouvèrent réunis. La joie du retour, la vive émotion que lui causaient les grâces et la beauté de Marianne, sauvèrent à Albert l’embarras qu’il craignait. Il fut moins aimant, mais plus amoureux : nuances difficiles à apprécier pour une ingénue comme Marianne et même pour de plus expérimentées. À le voir heureux de sa présence, avide de ses regards et de ses sourires, ivre d’un baiser, la jeune fille ne se souvint plus qu’il y avait des doutes possibles au monde. Peut-être n’était-il pas très-sentimental ; mais il l’écoutait avec charme et la répétait, de peur de se tromper. Ils recommencèrent l’idylle des premiers jours, moins fraiche, moins embaumée, mais charmante encore et plus brûlante, un midi après une aube. Émue, quelquefois étonnée, Marianne par moments devenait pensive. Qu’avait-elle à dire ? Elle ne savait rien. Une femme seule, qui eût déjà souffert et pleuré, aurait pu formuler cette pensée : moins de passion, plus d’amour.

D’Henriette, il parlèrent peu : Marianne l’osant à peine, Albert n’y tenant pas du tout. Mlle Aimont cependant en était fort préoccupée, août étant le mois où l’enfant abandonné devait déchirer ce sein maternel déjà brisé.

— Elle est bien faible ! disait avec inquiétude Mme Démier, qui avait promis d’apporter aussitôt à Marianne la nouvelle. Pierre aussi était en vacances, et la mère et le fils ne devaient point quitter la malade. Marianne avait pourvu à tous les soins matériels ; mais l’essentiel manquait, hélas, près de ce lit, près de ce berceau, et bien souvent la pensée de la jeune fille allait trouver la pauvre solitaire, et son cœur se gonflait en la voyant souffrir.

Le 9 août, à quatre heures de l’après-midi, Albert, Emmeline et Marianne, se trouvaient à Liguzé, dans le pré faisant suite au jardin qui borde la rivière, quand Louison accourut prévenir Albert qu’on demandait à lui parler.

— C’est M. Pierre Démier, ajouta-t-elle ; il dit que c’est pressé et le voilà qui vient.

Pierre en effet suivait la femme de chambre. Il s’arrêta à peu de distance, adressa un profond salut aux deux jeunes filles, et attendit Albert, qui se hâta d’aller au devant de lui. Marianne les vit d’un air sombre échanger quelques paroles ; Albert tourna la tête du côté de Marianne, il semblait indécis ; elle s’avança vivement.

— Vous m’apportez des nouvelles d’Henriette, monsieur ? demanda-t-elle à Pierro..

— Oui, mademoiselle ; elle désire vous voir, elle vous appelle à grands cris…

— Ah ! mon Dieu ! mais comment va-t-elle ?

— Mal, et c’est pourquoi je suis ici. Elle est accouchée d’un enfant mort. Elle-même, selon toute apparence, va le suivre, et elle veut vous dire adieu.

Une exclamation étouffée sortit des lèvres de Marianne, une pâleur extrême se répandit sur ses traits, et, regardant Albert :

— Allons ! s’écria-t-elle.

— Ma chère Marianne, dit le jeune Brou, vous savez combien une pareille démarche ferait de la peine à mes parents ; d’ailleurs c’est bien loin, et déjà peut-être il est trop tard.

— Je ne le crois pas, dit Pierre. Elle peut mourir ce soir ; mais, quand je l’ai quittée, elle m’a paru pouvoir lutter encore plusieurs heures… J’ai une voiture, et nous y serions dans trois quarts d’heure au plus.

— Je vous remercie, mon cher Démier, reprit Albert, contrarié ; nous allons négocier cela, et plus tard ou plutôt demain matin.

— Elle va mourir ce soir, et vous parlez de demain !… s’écria Marianne. Albert, j’ai promis de ne pas sortir seule, sans cela je serais déjà partie ; mais vous pouvez venir avec moi. Si vous ne veniez pas, je ne pourrais pas vous le pardonner…

L’éclat de son regard, son accent passionné, ne souffraient pas de réplique ; avec un regret visible, Albert céda.

— Nous reviendrons ce soir, dit Marianne en se tournant vers Emmeline, qui s’était approchée à petits pas et faisait semblant de cueillir des fleurs, en écoutant de toutes ses oreilles et en regardant de tous ses yeux.

— Mais, ma chère, tu as tort… Et puis, tu ne sortiras pas comme cela, s’écria la fille de Mme Brou en voyant sa cousine filer dans le