Page:Leo - Marianne.djvu/116

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dire ?… Il était dangereux de l’effaroucher. Et pourtant il ne voulait pas qu’elle vint et partit comme une simple commissionnaire ; il fallait absolument qu’elle s’arrêtât un peu, que leur connaissance fut entamée, qu’elle s’humanisât enfin et commençât à le comprendre. Il soigna son négligé, fit sa tête devant le miroir, et se trouva, ce qu’il était en effet, un joli garçon.

On sonne ; il va ouvrir, ému. C’était bien elle, avec son petit paquet dans une toile blanche, et cet air coquet, ingénu, fier, timide, intraduisible, qui le rendait fou. Mais, ô dépit ! ô colère ! ô déception ! flanquée de Marie, qui le regardait en souriant, et que ce jour il trouva la plus impertinente, la plus détestable de toutes les cocottes.

Il contint sa colère et fit les honneurs de sa chambre à ces dames. Ce fut pourtant grâce à Marie que la conversation s’engagea et devint presque familière. Comme c’était la première fois qu’elle venait dans la chambre d’Albert, elle voulut tout voir : gravures, bimbeloteries,

— Oh ! le drôle de petit bonhomme ! D’où ça vient-il ?

— De la Forêt-Noire. Le voulez-vous ?

— Oh !… non, merci.

— Je vous en prie, acceptez-le.

— Mais… je ne veux pas, moi seule, dit-elle, en jetant un coup d’œil sur sa compagne.

Ah ! comme il s’était trompé ! Marie était au contraire la plus aimable des femmes ! Qu’elle s’entendait bien à remercier !

— Mais je compte bien offrir quelque chose à mademoiselle, dit-il.

— Moi ! Oh je ne veux rien. Non ! non ! Marie, partons…

— Que vous êtes donc sauvage ! dit le jeune homme en prenant les deux mains de Lina pour l’arrêter. Puisque Marie veut bien accepter un souvenir de moi, pourquoi ne feriez-vous comme elle ? Ce n’est plus de la fierté, cela, c’est de l’égoïsme.

— De l’égoïsme ! répéta-t-elle en attachant sur lui ses yeux de gazelle, doux, étonnés.

— Oui ; vous n’aimez donc pas à faire plaisir aux autres ?

— Oh ! si.

— Alors acceptez cette petite boîte ; ce sera pour mettre vos économies.

— Puisque je n’en ai pas.

— Alors votre correspondance.

— Personne ne m’écrit.

— Quoi ! vos parents ?

— Je suis orpheline, dit-elle en soupirant.

— Mettez-y ce que vous voudrez, et en attendant laissez-moi y mettre ce que je vous dois.

Comme elle avait apporté deux chemises, il mit 6 francs ; mais elle en retira un de la boîte et le lui rendit avec un regard sévère.

— Allez, c’est une petite entêtée, dit Marie en riant.

Albert ne répondit pas, il eut peur. Cette petite entêtée voudrait-elle ne pas l’aimer ? Elle accepta pourtant la boite, mais comme à regret.

Cela était assez nouveau au quartier latin une fille sérieuse, sans coquetterie, pleine de caractère et de dignité ; aussi le jeune Brou devint-il de plus en plus affolé de l’ouvrière. Autre raison qui l’excita vivement, il ne fut bientôt pas le seul à l’admirer. La voix de la jeune fille l’avait également signalée à tous les amis d’Emmanuel, et plus d’un avait essayé la conquête de la fauvette. On lui donna ce nom, et il lui resta ; car il lui allait à merveille : elle avait les airs discrets, les mouvements gracieux et doux, l’élégance et la vivacité de l’oiseau, en même temps que sa jolie voix.

Cette Fauvette chassa honteusement Henri Labobière, qui s’était permis de lui parler comme à d’autres, et découragea les velléités de plusieurs. Albert n’en devint que plus acharné à sa conquête ; il obtint de la conduire au théâtre avec Emmanuel et Marie, en feignant d’avoir des billets dont il ne savait que faire. C’était un si grand plaisir pour la pauvre enfant ! Elle n’y était allée qu’une fois en sa vie, et depuis elle en rêvait. Elle revint au bras d’Albert très-animée, et il put être assez tendre sans la fâcher.

Le lendemain matin, levée un peu plus tard, quand elle ouvrit sa fenêtre, elle vit avec surprise Albert, qui prenait également l’air du matin, un étage plus haut qu’à l’ordinaire. Il avait profité d’une vacance de la chambre au-dessus de la sienne pour monter au quatrième, d’où son œil pouvait plonger dans la mansarde. Il usa et abusa de ce poste. Désormais la jeune fille ne pouvait plus lever les yeux sans rencontrer ce regard ardent fixé sur elle ; elle le sentait sans le voir et ne pouvait plus penser qu’à lui.

Albert écrivit enfin et trouva, moitié dans sa mémoire et moitié dans la vivacité de son désir, des expressions heureuses, émouvantes. Ce ne sont pas les solitaires qui ont le moins soif de poésie et de sentiment. Les lettres d’Albert ne furent pas renvoyées, et la jolie tête de la Fauvette se faisait de plus en plus rêveuse. Il la voyait quand elle faisait son ménage, la fenêtre ouverte, marcher dans sa chambre, le front penché, l’air absorbé ; ses mouvements n’avaient plus la vivacité d’autrefois. Maintenant elle se mettait plus souvent à la fenêtre, et l’on pouvait voir, du moins il voyait, lui, malgré la distance qui les séparait, ses paupières plus lourdes se soulever lentement en se tournant vers son