Page:Leo - Marianne.djvu/115

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temps lui monter à la tête, un sang nouveau lui affluer au cœur ; il avait la fièvre. Suis-je fou ? se dit-il. Tout au fond de lui-même, un écho dédaigneux de la rime lui répondit : Amoureux !

Amoureux ! Et Marianne ? — Elle était si loin ! — Mais pour devenir amoureux d’une autre, il fallait bien qu’Albert eût cessé d’être amoureux de sa fiancée ? Peut-être ? En dehors de l’amour vrai, qui est l’embrassement de deux consciences, il y a tant de manière d’aimer, je veux dire, tant d’applications de l’égoïsme à ce qu’on nomme encore l’amour !

Albert lui-même n’aurait pu le dire. C’était un garçon qui n’avait jamais de mauvaises intentions déterminées, — à moins qu’il ne les crut bonnes, — mais qui trouvait charmantes, plausibles, excellentes, sans plus d’examen, toutes les opinions qui s’accordaient avec ses instincts raffinés par l’éducation ; ces instincts étaient devenus artistiques, c’est-à-dire d’autant plus capricieux et ardents. Le bagage classique, la philosophie éclectique et sophistique, l’inglulition indigeste de tant de vocables, privés, par la bouillaison universitaire, des sucs de l’idée, la confusion des systèmes présents et passés, l’absence de doctrine et la phraséologie courante avaient à la fois rempli sa mémoire et rétréci son jugement. Il trouvait doux et commode de penser par les autres et de vivre pour lui-même.

Ouvert d’ailleurs à tout ce qui lui semblait beau, agréable et bon, sensitif et compréhensif jusqu’à l’enthousiasme, qu’il avait prompt, facile et court ; éclectique en toute chose, Albert ne faisait point le mal exprès, s’il en faisait, simplement pour se distraire. La vie du quartier latin avait accompli cette éducation bourgeoise en le débarrassant, comme on dit, comme il le disait lui-même en riant, de tout préjugé. En somme, un charmant garçon, disaient ses camarades ; car il était gal, pas difficile à vivre, et se plaisait à obliger, quand cela ne le gênait pas.

Avec ce caractère la sincérité, qui n’est pas, comme on sait, obligatoire vis-à-vis des femmes, une fois mise de côté-Albert pouvait très-bien aimer à Paris et à Poitiers, selon qu’il était dans l’un ou l’autre lieu, le plus éloigné des deux amours le cédant à l’autre. Et d’ailleurs, cette explication est-elle nécessaire dans un temps où les choses ont été si bien classées et déterminées qu’il est prouvé, par beaucoup de dissertations et de romans, que l’homme peut donner à celle-ci son esprit, à celle-là son cœur, à telle autre ses sens ; chose qui prouve encore, malgré le matérialisme et même dans ses rangs, que le mystère de la très-sainte Trinité n’a rien d’impossible, et que la dualité du corps et de l’esprit n’est point une chimère.

Albert était donc amoureux, et avec tous les symptômes : langueur, ennui de toutes choses, hors l’objet aimé, désir ardent de s’en rapprocher, émotions quasi-timides, agitation, incessante, exaltation du cerveau ou, comme d’aucuns disent, du cœur. Il passait derrière sa vitre des minutes qui faisaient des heures à la fin du jour. Mais il était rare qu’il vit apparaitre la tête, blonde, à la fois mutine et ingénue, qu’il avait toujours dans l’esprit. Cette petite fille se tenait à son ouvrage avec une assiduité désespérante. Et pourtant la première chemise n’arrivait pas. Albert, furieux, s’en plaignit à Marie, qui le regarda en riant, tandis qu’Emmanuel haussait les épaules.

— Laisse-la donc en paix, cette petite. Pour le moment elle est heureuse et tu lui ferais du chagrin…

Emmanuel était fort sombre depuis quelque temps, et Marie avait souvent les yeux rouges. Pourquoi cela ? Sans doute parce qu’il allait passer tout prochainement sa thèse et quitter Paris.

L’ouvrière allait chaque matin, vers neuf heures, chercher ses deux sous de café au lait chez la fruitière. Albert imagina de se trouver par hasard à cette heure sur l’escalier, comme s’il eut monté chez Emmanuel. De peur de la manquer, il y alla de bonne heure, si bien qu’il dut faire le pied de grue là pendant vingt minutes, exposé aux regards curieux et peu obligeants de ceux qui montaient et descendaient. Enfin, deux petits pieds, et les cascades d’une voix jeune, et fraiche, dégringolèrent ensemble du haut des mansardes ; Albert vit une forme légère glisser le long des rampes et passer devant lui comme un trait. Il n’eut que le temps de la saluer ; les mots qu’il avait préparés pour l’arrêter au passage lui restèrent dans la gorge.

— Ah ça ! je deviens donc imbécile ! se disait-il désolé, quand il s’aperçut l’amour est plus fin que les amoureux que c’était un excellent prétexte pour attendre le retour de la jeune fille. Elle remonta bientôt, cette fois, lentement, sa lasse à la main, et de l’étage intérieur, en apercevant Albert à la même place, elle rougit,

— Pardon, mademoiselle, dit-il, si je me suis permis de vous attendre ; c’est pour vous rappeler une promesse que vous avez oubliée.

— Ah ! dit-elle, pour vos chemises ? Eh bien ! Je vous en porterai deux demain.

— À quelle heure, s’il vous plait ?

— À midi, si vous voulez.

— À midi, la chambre d’Albert était en ordre, chose rare, et il attendait Lina. Oserait il lui