Page:Leo - Marianne.djvu/139

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en avait reçu la commission, Albert ne fit qu’une enjambée jusqu’à la rue des Écoles, et entra dans sa chambre de fort mauvaise humeur. Pendant qu’il cherchait sa bougie, il vit une raie de lumière à la porte qui donnait chez Pierre et l’idée lui vint de l’appeler, Pierre l’aiderait, il n’y avait pas de temps à perdre, et puis il ne serait pas seul, chose qu’il ne pouvait supporter quand il avait des sujets d’ennui, Il frappa donc à la porte de communications.

— Pierre, si vous n’êtes pas trop occupé, voulez-vous m’aider ? D’ailleurs vous serez dérangé, bon gré, mal gré ; ma chambre va devenir tout à l’heure une salle de réception.

Ayant reçu une réponse affirmative, Albert dérangea la commode et ouvrit la porte ; puis il mit Pierre au courant de sa situation, Pierre écoula sans mot dire et se prit aussi 101 à regarder autour de la chambre. Il y avait des gravures bêtes, cocasses ou impudiques, dont plusieurs avaient été accrochées là par Armantine ; il les enleva, pendant qu’Albert arrangeait les livres et les papiers dont la table était encombrée.

— Elles n’ouvriront pas les livres, j’espère, dit-il.

Cependant il en confia, plusieurs à Pierre pour qu’il les abritât dans sa chambre. C’étaient des livres érotiques. Un plâtre qui était moins une nudité qu’une indécence, laissé par un ami, fut également porté chez Pierre. Ensuite, ils ôtèrent tant bien que mal la poussière accumulée sur les meubles, rangèrent sous le lit en bon ordre une armée de souliers vieux ou neufs, qui traînaient dans tous les coins, s’efforcèrent enfin de donner à la chambre un air élégant. Ils avaient fini par se piquer de goût artistique et Pierre travaillait avec ardeur à un trophée d’armes, tandis qu’Albert coiffait d’un vieux chapeau une tête, phrénologique et lui nouait une cravate, quand un coup fut frappé à la porte.

— Sapristi ! s’écria Albert en tressaillant, déjà !

— Ce n’est que moi, dit en entrant Florentine.

Elle s’approcha d’Albert d’un air mystérieux.

— Savez-vous ce que je suis venue vous dire ? Vous devriez aller voir. Fauvette. Elle est dans un état, cette pauvre petite ! Nous venons de l’Odéon, c’est elle qui est venue me chercher pour l’accompagner. Elle avait des soupçons, voyez-vous depuis deux jours qu’elle ne vous a pas vu ! Nous sommes donc allées à la comédie ; nous étions à l’amphi-théâtre aux places d’en face, et nous vous avons très-bien vu, et, dame ! il est clair que vous courtisez cette demoiselle, qui est très-bien d’ailleurs. Fauvette vous a vu sortir ; elle a attendu encore un moment, mais elle était vraiment malade, et c’est moi qui lui ai dit :

— Venez, ma chère, vous vous trouveriez mal ici. Je vous dis qu’elle est dans un état à faire pitié ; je l’ai laissée au pied de son escalier ; elle n’a pas voulu que je l’accompagne. Alors, comme j’ai vu de la lumière chez vous, je me suis dit : Je vais lui parler. Vraiment, Albert, vous n’avez pas de cœur pour cette pauvre enfant, qui est si gentille ! Ah ! vous êtes bien comme votre père ! lui aussi se souciait peu de briser un cœur fidèle. Quand je l’ai revu ce soir, ça ma donné un coup !… Et qu’il est changé !… j’ai eu bien de la peine à le reconnaître, si je n’avais pas su que c’était lui… Hélas ! c’est comme cela que vous faites tous avec les pauvres femmes qui se fient à vous……

Albert avait écouté ce monologue avec un mélange d’irritation et de contrariété. Ne sachant que répondre, il prit le ton de la raillerie, et regardant Florentine, dont les épaules maigres étaient affreusement décolletées :

— Vous devez avoir produit un effet superbe là-haut. Hein ? Je parie que vous avez fait des conquêtes.

— Non, pas une seule, dit-elle en minaudant, il n’y avait là que des croquants. Mais qui donc est-ce que vous attendez dans votre chambre que vous faites tout si beau. Est-ce que vous allez donner à souper ?

En disant ces mots, sa poitrine efflanquée se gonfla sous une aspiration, sa bouche s’ouvrit sur ses dents longues et ses yeux brillèrent d’un éclat famélique.

— Fâché de ne pouvoir vous inviter, dit Albert ; ce sont mes parents que j’attends ; et même, si vous n’avez plus rien à me dire, je vais continuer mes préparatifs.

— C’est bon, je m’en vais, dit-elle en soupirant, puisque je vois que c’est inutile… Oh oui, vous êtes bien tous les mêmes !

Elle fit quelques pas jusqu’à la porte, et puis, revenant, d’un ton plaintifs :

— Vous n’auriez pas quelque chose pour me réchauffer l’estomac, dites ? J’ai là, un creux… On ne trouve plus rien, il est trop tard…

— Allez au diable ! murmura Albert, qui cependant alla ouvrir un placard et remit à Florentine une bouteille contenant un reste de liqueur.

— Là, merci ! dit-elle tristement.

En se retournant, elle vit Pierre qui avait couru dans sa chambre et lui rapportait en souriant un morceau de pain.

— Ah ! merci, reprit-elle ; vous êtes bon, vous.

— Et elle sortit, rayonnante.

— Ce n’est pas malheureux ! dit Albert en