Page:Leo - Marianne.djvu/140

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la voyant disparaître. Il n’aurait plus manqué…

— Cette femme meurt de faim, dit Pierre gravement.

— Parbleu ! avec son âge et son métier, ça peut-il être autrement ? À moins qu’on ne leur bâtisse un hôtel des Invalides…

— Il vaudrait mieux supprimer le métier, répondit Pierre.

— Vous en parlez bien à votre aise, vous qui êtes un puritain. Je suis sûr que vous me blâmez beaucoup, bien que vous ne disiez rien, ou plutôt c’est à cause de cela que j’en suis sûr. Eh ! que voulez-vous, mon cher, la nature est faible ou forte.

— La nature est forte, parce que la volonté est faible, ou plutôt parce que la volonté, en tant qu’obstacle, n’existe même pas. Comme d’avance vous croyez ne pouvoir et ne voulez pas faire autrement…

— Oh ! mon cher, quel moraliste vous faites !

— Vous me rendrez cette justice, que je ne fais pas de morale sans provocation. Je n’aime pas les choses inutiles.

— C’est vrai, c’est moi qui ai parlé le premier… mais aussi votre silence, mon cher, est plus lourd que des paroles. Je n’aurais pas dû vous prier de m’aider. Ces choses-là sont indignes de vous…

— Je n’ai fait aucune réflexion quand vous m’avez appelé, dit Pierre ; mais à présent je crois que vous n’avez plus besoin de moi. Bonsoir, Albert.

Il se dirigea vers sa chambre. Albert courut à lui.

— Pierre, je vous en prie !

Pierre s’arrêta, et, voyant Albert ému qui lui tendait la main, il y mit la sienne.

— Mais je ne suis pas fâché, dit-il avec un sourire.

— Je le crois, vous êtes un excellent camarade ; c’est moi qui ai de l’humeur malgré moi. Vous allez que c’est la conscience, tout ce que vous voudrez. C’est vrai que j’aimerais mieux recevoir ma cousine ailleurs qu’ici. Aidez-moi cependant jusqu’au bout, je vous en prie. Quand je vous ai appelé, c’était, bien entendu, pour vous prier de souper avec nous.

Pierre parut étonné, presque troublé, de la proposition.

— Non, certes, je connais trop peu ces dames… Et pourquoi… Je vous remercie. J’ai beaucoup à étudier cette nuit.

— Bah ! vous avez aussi besoin de repos. Mlle Aimont sera enchantée de vous voir, elle vous estime beaucoup. Quant à moi, vous me ferez le plus grand plaisir, ça animera la conversation…

La porte qui s’ouvrait lui coupa la parole, et il leva les bras et retint un cri en voyant entrer Fauvette.

— Pour le coup… dit-il en lançant à Pierre un coup d’œil désespéré.

La jeune ouvrière entrait d’un air sombre ; elle avait les yeux rouges, les traits altérés.

— Tu es étonné de me voir si tard ? dit-elle ; mais depuis deux jours je ne puis te rencontrer. Tu es donc bien occupé ?

Pierre avait fait un pas vers sa chambre ; Albert l’arrêta, et prenant Fauvette de l’autre main :

— Écoute, ma petite Fauvette, je te promets, je te jure d’aller le trouver bientôt, dans une heure, deux heures au plus tard ; je t’en donne ma parole d’honneur ! Mais tu vas partir tout de suite. Tu vois Pierre. Il attend avec moi quatre internes de l’hôpital et nous allons ensemble disséquer un cadavre. Tu ne voudrais pas être là, hein ? Et moi non plus, je ne veux pas qu’on te voie. Ce ne serait pas convenable. Va-t-en donc bien vite. Aussitôt qu’ils seront partis, le temps de me laver les mains et je cours chez toi.

Elle le regardait d’un air indigné et, pour la première fois il vit bien qu’elle ne le croyait pas.

— Comment, tu ne crois pas cela possible ? reprit-il. C’est pourtant vrai. Seulement, c’est un cadavre de singe ; mais il est effroyable et je ne veux pas. Cela te ferait peur. Allons, viens, je vais te conduire.

Il passa le bras autour d’elle et voulut l’entraîner ; elle se dégagea brusquement.

— Ta parole d’honneur, n’est-ce pas ? dit-elle en le regardant fixement.

— Certainement, répondit-il avec un léger frisson, mais sans hésiter.

Alors Fauvelle regarda Albert avec plus d’indignation encore, et, tendant le bras pour le repousser :

— Ah ! dit-elle, c’est comme ça que tu jures… toi aussi ?… Oui, oui, tout ce qu’on m’a dit est vrai. Ah !… non, je ne l’aurais jamais cru !…

— Qu’est-ce qu’on t’a dit, reprit Albert avec inquiétude. Voyons, ne sois pas comme ça, petite Fauvette ; je te promets de t’expliquer tout… dans une heure. Va seulement…

— Oui, je vois bien que tu ne penses qu’à une chose, à me renvoyer, parce que c’est peut-être ta fiancée que tu attends ?

— Ma fiancée ? répéta-t-il.

— Je sais tout ! s’écria-t-elle.

Et ce visage, à l’ordinaire si doux, éclatait, au travers de sa douleur, d’une sorte de haine.

— Je l’ai vue ! Je t’ai vu près d’elle. Tu peux mentir, va ; tu ne me tromperas pas !

— Tu viens de l’Odéon ? demanda-t-il d’un air calme, comme s’il devinait à l’instant : même.

— Oui.