Page:Leo - Marianne.djvu/153

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— Ma chère, c’est un bon parti certainement, et mes parents désirent ce mariage ; mais si tu savais, je suis toute tremblante ! Épouser ce monsieur ! Je ne dis pas qu’il n’est pas aimable, mais il est bien un peu âgé, n’est-ce pas ? Qu’en dis-tu ? comment le trouves-tu ?

— Je te croyais décidée, je l’avoue, dit Marianne ; mais puisque…

— Décidée, ma chère, et comment ?

— Mais tu étais fort aimable avec lui.

— Sans doute ; savais-je, moi, de quoi il s’agissait ?

Marianne regarda sa cousine, et l’effet de ce regard fut tel qu’Emmeline rougit. Les jeunes filles ne peuvent guère se tromper mutuellement sur de tels sujets.

— Mais voyons, reprit Mlle Brou, un peu confuse, personne ne m’en avait rien dit.

— Mais tu t’en doutais, et alors, sil ne te plaisait pas, il ne fallait pas chercher à lui plaire.

Emmeline ouvrit de grands yeux.

— Tu es toujours étonnante, ma chère ; alors on ne serait jamais demandée qu’une fois par son mari ?… Ce serait bien agréable ! Non, l’on ne risque rien à être aimable et l’on est toujours libre de refuser. Savais-je d’abord si c’était un parti avantageux, moi ? Rien du tout, puisqu’on ne m’avait rien dit ; mais je n’aurais voulu pour rien au monde que ce monsieur se retirât sans avoir fait sa demande : c’eût été mortifiant pour moi. Maintenant je vais voir, et c’est à présent seulement que je puis me décider.

— Et s’il t’aimait réellement, s’il avait espéré, d’après la manière d’être avec lui ?…

— Oh ! répondit Mlle Brou, en relevant la tête fièrement, tu dois penser que je ne me suis pas compromise.

— Mais tu pourrais lui avoir causé un vif chagrin.

La jeune fille secoua la tête en riant.

— Bah ! Il se consolerait… plus tard. Les hommes ne sont pas si susceptibles… ni si loyaux.

Cette réponse rendit Marianne un instant pensive.

— Non, se dit-elle, ni de l’un ni de l’autre côté, la loyauté n’est la règle de ces rapports d’homme à femme, qui devraient être sacrés.

— Tu ne crois donc pas à l’amour ? dit-elle ensuite.

— Je ne sais pas.

— Et tu te maries ?

Emmeline haussa les épaules en faisant une petite moue.

— Tu es drôle ! Ne faut-il pas se marier ? Ce serait gentil de rester vieille fille ! Oui, je ne dis pas, j’ai rêvé d’amour quelquefois, et c’est pourquoi j’aimerais mieux un jeune homme avec de beaux yeux… À propos as-tu remarqué les yeux de M. Pierre Démier ?

— Oui, répondit Marianne, que cette question troubla, sans qu’elle sût pourquoi. Ils sont pleins d’intelligence…

— Et d’amour, ma chère ; du moins ils me semble. Il n’est pas beau, du reste, mais ses yeux… Cela m’a donné une foule d’idées… M. Beaujeu n’a pas des yeux comme cela… non mais lui, c’est un homme du monde, un bon parti, voilà… et les beaux yeux ne sont pas tout dans la vie.

Elle poussa un grand soupir et prit un air de femme raisonnable.

— Écoute, dit Marianne, au bout d’un silence, en entourant de son bras la taille de sa cousine, je sais que nous ne pensons pas de même et que probablement nous ne pourrons pas nous entendre sur ce sujet ; mais je veux te dire malgré tout : une pensée qui me vient à l’instant ; et qui me fait peur. Elle eut un frémissement, et d’une voix troublée, indéfinissable, elle ajouta : pour toi ! Si tu épouses M. Beaujeu, ce sera certainement sans amour.

— Mais oui, dit Emmeline. Comment veux-tu ? Je ne sais pas, moi.

— Eh bien pourquoi bannir ainsi l’amour de ta vie ? N’est-ce pas là déjà un malheur ? Et peux-tu seulement être sûre de l’en bannir ? Si tu venais à aimer, une fois mariée ?

— Oh ! Marianne, comment peux-tu supposer ?…

— Mais l’amour n’est pas volontaire, ou bien ce ne serait pas un sentiment puissant ?

— Une femme honnête aime toujours son mari.

— Tu sais bien que non, Emmeline. Tu connais plus d’un ménage où l’on ne s’aime pas. Ne te paye pas de mots quand il s’agit de décider de ta vie entière. Il me semble que se marier sans amour, c’est s’exposer à aimer un autre homme que son mari. Penses-tu combien ce serait affreux ?

La jeune fille parlait d’un accent si vrai, et son visage exprimait si bien l’impression de terreur qu’elle ressentait à cette idée, qu’elle réussit à faire passer un frisson dans les veines de sa légère compagne. Mais ce ne fut qu’un instant ; Emmeline en revint bien vite aux leçons qui l’avaient formée.

— Mais qui me dit, ma chère, que j’aimerai jamais ? Et puis-je attendre cela toute ma vie ? Songe que j’ai vingt ans et qu’il commence à être grand temps que je me marie. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, arriver à être majeure !… Oh ! non, je l’ai toujours dit. Et enfin aimer, comment ? Je voudrais bien le savoir. Est-ce possible seulement ? Est-ce que nous connaissons des jeunes gens ? Des danseurs, oui,