Page:Leo - Marianne.djvu/154

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tout au plus. Or est-ce en dansant ensemble et en se disant des paroles en l’air qu’on peut s’aimer ? Moi, je n’en sais rien ; mais ça m’a toujours paru drôle. Tu sais bien que nous ne pouvons pas voir des jeunes gens ! on en causerait… Il faut se marier tout de suite. Eh bien alors que veux-tu ? Je fais comme tout le monde. C’est plus sage.

— Et si cet homme avait un tel caractère que tu ne puisses pas l’aimer ?

— Ce serait terrible mais que veux-tu que j’y fasse. En vérité, ma chère, tu n’es guère secourable ! J’étais venue près de loi pour chercher des encouragements et tu ne me dis que des choses pénibles.

En même temps, Emmeline se mit à pleurer. Étonnée d’avoir à se justifier, Marianne allégua qu’elle n’avait fait que chercher à éclairer sa cousine. Mais ce n’était pas ce que celle-ci demandait, et Marianne finit par s’en convaincre au cours de l’entretien ; car, l’ayant laissé dès lors diriger exclusivement par Emmeline, il ne roula plus que sur les mérites personnels de M. de Beaujeu, son air, sa mise, sa figure, sa fortune, ses espérances, sa manière de se présenter et de s’exprimer. Avait-il vraiment l’air âgé ? lui donnerait-on 40 ans ? pouvait-on dire qu’il n’en avait que 38, 39 ? Ce qui est une grosse différence ! Les méchants pouvaient-ils prétendre au contraire qu’il avait passé la quarantaine, et que ce n’était pas un homme d’esprit ? En un mot, ce mariage pouvait-il éblouir les gens ou s’exposait-il à être dénigré ? C’était l’oracle de l’opinion qu’Emmeline était venue demander à Marianne, ne pouvant le demander à d’autres, et, à part l’impression passagère que lui avaient faite les paroles de sa cousine, c’était là le plus gros de son inquiétude.

Il y avait trop longtemps que Marianne avait constaté la différence de ses vues et de celles d’Emmeline pour qu’elle se flattât de voir accepter les conseils qu’on lui demandait. Elle était triste de voir sa cousine s’engager ainsi à l’aveugle, mais elle n’y pouvait rien et le sentait. Quant à son avis personnel sur M. Beaujeu, il ne satisfit pas non plus Emmeline. Sur l’âge, ce point important, l’opinion de Marianne était indécise ; il semblait d’ailleurs que cette question fut pour elle plutôt secondaire, et elle ne posait pas la question du tout comme il fallait, à savoir si l’époux, le jour des noces, aurait bonne mine à l’autel et ne ferait pas dire de lui : « Mais il est trop vieux, » Emmeline enfin sortit de la chambre de Marianne fort impatientée et tout aussi indécise qu’auparavant ; car elle n’avait pas trouvé l’interlocuteur qui lui fallait.

M. et Mme Brou s’y entendaient mieux ; ils firent briller les perspectives de luxe et d’ambition. Le soir, Albert déclara que M. Beaujeu était un parfait homme du monde. Non sans hésitation et sans trouble, Emmeline le lendemain donna sa réponse affirmative sous cette forme pleine de convenance et plus vraie au fond qu’elle-même ne pensait : « Puisque ce mariage convient à mes parents !… »

M. Beaujeau témoigna d’une vive allégresse et fut admis à baiser la main de sa fiancée. M. et Mme Milhau furent très-fiers et très-enchantés d’avoir fait un beau mariage. M. et Mme Brou se dirent avec émotion : « Nous avons assuré le bonheur de notre enfants ! » Et plus prosaïquement se félicitaient in petto d’avoir opéré convenablement cette grosse affaire de bien marier leur fille, et se plaisaient aux perspectives orgueilleuses que leur ouvrait l’espoir d’un gendre préfet. Marianne seule tremblait pour sa cousine d’inquiétude et d’émotion, et disait à Albert : « Se marier sans amour, que cela est triste ! et sans connaitre à fond l’être à qui l’on se donne ! »

En raison de ce mariage, le séjour des Brou à Paris dut se prolonger. Il fallait faire ses achats dans la grande ville. À courir les magasins, à se livrer aux emplettes, à préparer tout ce qui devait mettre en relief son orgueil et sa beauté, Emmeline, un instant perplexe et troublée, avait repris, tout son entrain et toute sa gaieté. M. Beaujeu faisait des cadeaux superbes, et commandait un ameublement délicieux. Il avait été visiter ses amis, ses protecteurs, et avait la promesse à peu près certaine d’une sous-préfecture en septembre. C’est à la fin de ce mois qu’était fixée la date du mariage, et l’on n’attendait que de rentrer à Poitiers pour le publier officiellement.

En attendant l’essai des costumes de la fiancée, confiés à une couturière en renom, et la solution de maints détails, on continuait mollement à visiter Paris. Pierre fut de nouveau prié, par l’entremise d’Albert, de remplir son rôle de cicerone ; mais il se trouve que des occupations multipliées ne le laissèrent pas libre au jour fixé. Marianne en éprouva un sentiment pénible. Au moins pensait-elle qu’il viendrait faire une visite ; il ne vint pas. Il dédaignait donc son amitié ? Ce fut pour elle une vive déception, si vive qu’elle en pleura dans le secret de sa chambre. Mais presque aussitôt, dans son âme loyale, celle impression fut corrigée par une autre ; car il y avait en elle un malaise de conscience, confus, mais troublant, que cette solution apaisait. Elle se dit qu’Albert, lui du moins, savait bien aimer. Plus tard, quand ils vivraient ensemble, surement, ils s’entendraient tout à fait. Et puis aimer, aimer sûrement, pleinement, c’est l’essentiel. Oh ! oui, cher Albert.