Page:Leo - Marianne.djvu/165

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sion terrible du maître en fureur qui va châtier l’esclave révolté ; le visage pâle, les lèvres tremblantes de rage, les yeux fulgurants, il s’avançait d’une démarche calme en apparence, tournant le dos à Marianne et dardant en quelque sorte sur la pauvre Fauvette l’épouvantement de sa colère. Terrifiée, elle recula d’un pas, et ses lèvres s’agitèrent sans former un son.

Mais, quand même il obtiendrait ainsi qu’elle partit, sa présence en serait-elle mieux expliquée ? S’il restait un doute dans l’esprit de Marianne, tout serait détruit aussi bien que par un aveu. Une inspiration Jui vint, qu’il saisit au vol. Dominant ses nerfs par un violent effort, et reprenant sa voix naturelle :

— Eh bien non, mademoiselle, Pierre n’est pas rentré. Je n’ai pas pu lui faire votre commission ; mais il sera chez lui dans une heure sûrement, et alors vous pourrez le voir…

Il parlait ainsi d’une voix presque douce, quasi-miséricordieuse, et en même temps ses yeux, chargés de haine et de colère, disaient à Fauvette :

— Prends garde, misérable fille, de ne pas me démentir, si tu veux ton pardon ! si tu ne veux pas ma haine éternelle, si tu ne veux pas connaitre les fureurs de ma vengeance !

— Ah ! dit la jeune fille en portant la main à son cœur.

Toutefois elle ne s’en allait pas, et ses regards se croisaient avec ceux de Marianne. Allait-il brusquement fermer la porte sur elle ? Mais elle resterait peut-être derrière cette porte 7 elle entendrait les explications qu’il serait obligé de fournir à Marianne, et, dans un élan de colère, elle pouvait les démentir ; revenue de cette terreur par laquelle il la domptait pour ainsi dire, elle pouvait se raviser, reprendre la pensée qui l’avait amenée là, achever l’œuvre de sa jalousie. Un mot pouvait tout perdre, et le chemin était long de la porte à la rue dans les trois étages de l’escalier, Albert reprit :

— Vous n’avez donc pas de clef aujourd’hui ? Qu’à cela ne tienne, et si vous voulez attendre Pierre, je vais vous faire entrer par le chemin que vous connaissez.

Il obliqua, sans la quitter du regard, vers la commode, qu’il retira brusquement, et, retournant vers Fauvette, la prit par la main.

— Venez lui dit-il tout haut. Et bas : Je reviens, je te dirai tout !

Pâle, fascinée, frémissante, elle obéit et disparut dans la chambre de Pierre.

Albert alors se hâta de revenir près de Marianne.

— Mille pardon lui dit-il à demi-voix avec expression, nous ne pouvons plus causer ici ; venez, chère amie…

Mais elle semblait ne pas l’entendre. Les yeux fixes, la main tremblante, elle restait immobile à sa place. Il fut épouvanté de la voir ainsi. Avait-elle percé le mensonge ?… Cependant elle se laissa entrainer par lui. Il tira sa porte, sans la fermer à clef ; mais elle ne prenait garde à rien. Ils descendirent l’escalier sans dire un mot. Quand ils furent dans la rue :

— Voulez-vous une voiture chère Marianne.

— Oh ! oui, répondit-elle.

Et à peine y fut-elle montée qu’elle se jeta au fond en sanglotant.

— Cette fois tout est fini, pensait Albert.

Pourtant il eut l’audace de toucher la main de la jeune fille en lui disant d’une voix suppliante :

— Marianne !

Il s’attendait à une explosion : à son grand étonnement, sa main ne fut pas repoussée ; elle la prit au contraire, et la serra fortement. Puis tout à coup :

— Albert, faites marcher doucement, je vous prie. Je ne voudrais pas arriver ainsi, et je ne puis… Oh ! cette déception est trop affreuse !

Il restait éperdu, hésitant, ne sachant que croire, que dire, lorsque Marianne reprit en essuyant les larmes qui ruisselaient abondantes sur son visage :

— Mais pourquoi !… Peut-être après tout n’est-il pas coupable ? Il aime cette jeune fille, ils sont fiancés peut-être ? Dites-moi tout, Albert.

Le jeune Brou comprenait enfin, et, sans qu’il se rendit bien compte de ce sentiment, il fut irrité de voir Marianne si émue au sujet de Pierre.

— J’aurais déjà dû, chère amie, dit-il, vous demander pardon du hasard qui vous a rendu témoin tout à l’heure d’un fait qui ne devait jamais tomber sous vos yeux, Les camaraderies d’étudiant ont de ces obligations fatales. Je ne sais quelles ont été d’abord les intentions de Pierre Démier à propos de cette… demoiselle, mais en ce moment ils sont à peu près brouillés, et c’est ce qui vous explique le trouble de cette jeune fille. Elle venait pour la deuxième fois chez moi sans doute après avoir longtemps sonné à la porte voisine pour me charger de quelque message, et votre vue l’a intimidée.

— Lui aussi ! dit-elle en cachant sa tête dans ses mains, lui que j’estimais tant !

— Eh ! ma chère amie, ce ne sont pas toujours ceux qui moralisent le plus… Pierre est un brave garçon ; mais, que voulez-vous ? il n’a pas, lui, de fiancée !

Et Albert porta la main de Marianne à ses lèvres. Il était sauvé ! Il respirait ! Quant à