Page:Leo - Marianne.djvu/182

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était un aveu. Laisser un dîner non achevé, c’était grave, insolite au premier chef. Et d’un autre côté, la fuite était pleine de périls, car ces gens gardaient les issues ; Il fallait passer devant eux, et là peut-être, s’ils étaient décidés à une esclandre, subir des apostrophes directes, des révélations ouvertes. Après tout, qui sait ? Peut-être n’était-ce pas un fait exprès ? peut-être allaient-ils quitter la place ? Ou bien l’on pourrait profiter pour partir, le dîner terminé, d’un mouvement favorable dans le café ? M. Brou songeait à faire appeler le maitre d’établissement… C’était une idée, mais dont il n’était pas facile de prévoir les résultats, ces misérables paraissant résolus à braver toute autorité !…

Ce qui rendait la situation encore plus difficile et plus tendue, c’était la division du parti. L’ennemi s’était créé des connivences secrètes dans la place, et Mme Brou, à qui surtout il appartenait de quitter la table, semblait avoir pris racine dans le fatal bosquet. Trop occupée des frasques de ce docteur anonyme, elle n’avait donc pas entendu l’histoire de cette Fauvette et de cet Albert, ou bien elle n’y avait rien compris, du moment où aucun docteur n’y était mêlé. M. Brou avait eu l’oreille meilleure, et il avait été au moment de se lever, en déclarant que de jeunes personnes ne pouvant rester plus longtemps exposées à entendre de pareils propos, on allait quitter sur-le-champ cette table inhospitalière. Mais la jalousie de Mme Brou eût pris texte de cette fuite pour se donner carrière. Et surtout, comment affronter le danger de la sortie ? Florentine l’avait reconnu, Carline était là !

Au milieu de ces pensers pleins d’angoisse, Marina continuait ses propos de cette même voix haute et claire qui retentissait d’une façon désespérante aux oreilles de ses voisins.

— Vous voyez, disait-elle après avoir parlé des illusions de Fauvette et des promesses d’Albert, vous voyez ce que sont les femmes pour ces garnements. Sages ou folles, riches ou pauvres, dévouées ou légères, pour eux, c’est tout un ; il suffit qu’ils en aient envie, il n’y a pas d’autre loi que leur plaisir. Et ils sont tous comme cela, ces fils de famille. Pendant leur jeunesse, ils trompent et ils perdent les filles du peuple, et ensuite ils épousent les filles bourgeoises bien dotées, auxquelles ils font payer leurs fredaines. C’est réglé, convenu, connu, et pas mal imaginé, hein ? Souvent il arrive que la fille du peuple meurt de faim et de misère, quand elle ne se résigne pas à la débauche ou quand elle n’en peut plus vivre. Bah ! qu’est-ce que ça fait il faut que jeunesse se passe. — Mais, d’un autre coté, la fille bourgeoise, mes enfants, qu’en dites-vous ? C’est elle aussi qui est là-dedans joliment lotie ! Pauvre malheureuse ! si l’autre meurt de faim dans sa vieillesse, du moins elle a été jeune, elle a vécu ; tandis que la bourgeoise… du bifteck, oui, mais de l’amour, niche ! famine complète, néant. Nos vieux restes, à nous autres, et souvent de vilains restes. À la vérité, les moins sottes s’arrangent pour avoir des compensations, et elles nous vengent en se vengeant elles-mêmes. Ma foi ! tenez, je suis bonne fille : si la petite qu’épouse Armand veut faire ça, je lui pardonne. Mes enfants, un toast : « Aux cornes d’Armand Beaujeu ! »

Le docteur en ce moment, bien qu’il n’ôsât trop élever la voix, faisait un discours sur l’angine couenneuse. Le toast, lui coupant la parole, tomba comme une bombe sur la table bourgeoise, et pour qu’aucune oreille n’en put ignorer, il fut répété à la suite par sept autres voix, de l’intérieur du bosquet voisin jusqu’à la porte même du bosquet Brou, où le feu de file s’acheva par les voix de Miletin et de Florentine, répétant en écho l’un après l’autre, quasi dans l’oreille du docteur : « Aux cornes d’Armand Beaujeu ! »

Il n’y avait plus d’ignorance possible. Emmeline fondit en larmes, et pencha la tête, comme si elle allait s’évanouir.

— Ceci est infâme ! cria Mme Brou en se précipitant vers sa fille.

Tout le monde s’était levé.

— Oui, c’est infâme ! répéta le docteur. Sortons.

Il prit sa fille dans ses bras et l’entraîna vers la porte ; Mme Brou et Marianne suivaient. Au fond, les Milhau, Albert et M. Beaujeu s’entretenaient vivement. Au moment où le docteur se présentait à la porte :

— Anatole ! Anatole ! s’écria Florentine, toi que j’ai tant aimé !

M. Brou recula et Mme Brou tomba sur une chaise, mais non privée de sentiment ; car cette épouse, jusque là si parfaite, non contente de rouler des yeux flamboyants, s’exalta jusqu’à montrer le poing à son époux.

— C’est le docteur de chez Pauline, ajouta la voix flûtée mais perçante de Carline presque aussitôt.

Une stupeur désespérée régnait dans le bosquet assiégé, quand Mme Milhau, s’adressant à son mari :

— Voyons, Louis, toi qui n’as rien à te reprocher, sors intrépidement et va chercher la police ; car, vois-tu, cela ne peut pas finir autrement.

Certes M. Milhau devait être flatté du compliment de sa femme, et cependant il restait indécis, embarrassé et ne paraissait dis-