Page:Leo - Marianne.djvu/183

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posé le moins du monde à l’intrépidité. Que pouvait-il craindre ? C’est ce que lui demanda Mme Milhau, d’un ton légèrement ému. Et devant cette émotion dont il sentit la portée, M. Milhau s’avança ; mais à peine se fut-il montré à la porte que Carline s’écria :

— Tiens ! c’est Milhau !

Car tous les habitants du bosquet voisin, à l’exception de Marie et de Fauvette, étaient venus se ranger autour de la petite table de Miletin et de Florentine, et se tenaient là, épiant la sortie de leurs victimes. Et Marina reprit aussitôt avec un éclat de rire :

— Milhau ! en voilà un type ! Savez-vous ? c’est celui qui a tant vanté à Beaujeu les joies du mariage, qu’il l’a décidé à entrer dans la confrérie. Et je vas vous dire un de ses moyens : il a osé me proposer, le bonhomme, de remplacer Armand près de moi !

Un chœur de rires accueillit la révélation de Marina. M. Milhau avait reculé jusqu’au fond du bosquet, et sa femme se livrait près de Mme Brou à l’indignation et à la douleur.

— Il faut pourtant on finir avec ces scandales ! s’écria-t-elle ; sortez, messieurs, nous vous suivrons…

— Oui, sortons ! dit Mme Brou.

— Passez, monsieur, dit le docteur à M. Beaujeu.

— Après vous, monsieur.

— Non, monsieur ; pas de cérémonie, passez !

— Fauvette ! appela la voix perçante de Marina, venez donc, ma chère ; où vous cachez-vous ?

— Voyons, messieurs, s’écria Mme Milhau indignée, ayez du moins un peu de courage, sortez-nous d’ici. Il ne nous reste plus, je l’espère, rien à apprendre.

— Eh bien ! dit Albert, les yeux en feu, venez avec moi, madame, et si quelqu’un ose nous adresser…

Il donna le bras à Mme Milhau et ils sortirent. Le reste de la compagnie les suivait piteusement, quand un grand jeune homme, dont les cheveux étaient en désordre et dont le visage respirait une énergie extraordinaire, vint se planter devant Albert. Qui eût observé ce jeune homme un instant auparavant, l’eût vu entrer rapidement dans le restaurant et parcourir la ligne opposée des bosquets en jetant les yeux dans chacun d’eux. Il revenait se livrer à la même inspection de l’autre côté, quand il aperçut Albert. Poussant alors une exclamation qui avait quelque chose d’un rugissement, il courut se poser en face de lui. C’était Pierre.

— Ah ! Vous voilà cria-t-il. Je vous cherche depuis assez longtemps, lâche calomniateur !

Trois cris en même temps retentirent à cette apostrophe : d’Albert, irrité dans son orgueil ; de Mme Brou, qui, voyant son fils ainsi attaqué, se jeta au devant de lui, et de Fauvette, qui courut à Pierre et se suspendant à son bras :

— C’est par moi que vous avez su… Oh ! monsieur Pierre, je vous en supplie, pardonnez lui, ne vous battez pas.

L’aspect de Pierre justifiait ces terreurs. Son visage, dont la rudesse de traits était ordinairement adoucie par une expression toute particulière de sereine intelligence et de grande bonté, à cette heure flamboyait de haine et de colère. Ses cheveux en désordre, presque hérissés, lui donnaient un air plus terrible encore. Sa taille déjà haute semblait plus élevée qu’à l’ordinaire, et de ces regards fulgurants, de cette bouche tonnante, de ces muscles soulevés, de toutes ces fibres tendues par la passion, se dégageait une électricité dont tous ceux qui l’entouraient furent frappés. Il était facile de voir qu’Albert lui-même subissait cette influence. Marianne frémit et sans autre explication comprit tout, et un bouleversement immense se fit dans son cœur.

— Il faut que vous soyiez fou pour m’insulter ainsi, avait dit Albert d’une voix où perçait le tremblement intérieur.

— Monsieur ! que signifie ?… Rentrez en vous-même ! Nous sommes ici en public, s’écria le docteur en s’adressant à Pierre.

— Misérable ! comment osez-vous parler ainsi à mon fils cria Mme Brou.

— Vous m’avez calomnié ! reprit Pierre, sans prendre garde à ces interruptions ; vous m’avez lâchement enlevé l’estime qui m’était la plus chère et la plus précieuse au monde. Vous avez introduit votre maîtresse dans ma chambre, en mon absence, en disant : C’est lui qui est son amant ! Vous en avez menti ! Gardez vos infamies, ne me les imputez pas ! Je n’ai pas gardé le respect de moi-même, je n’ai pas lutté contre ma jeunesse depuis des années et conservé une vie pure, pour que vous veniez, en un moment d’embarras, jeter sur moi le panier de vos immondices. Vous savez bien que je respecte, moi, celles que vous vous faites un jeu de trahir ; que la femme, qui pour vous est une chose, une proie, est pour moi un être sacré ! Ce n’est pas moi qui vole ici l’honneur, la paix et la confiance d’une fille pauvre, et là-bas la confiance et la fortune d’une héritière. Je n’ai rien dit, quand peut-être j’aurais du parler ; mais, quand vous m’attaquez, à mon tour vous m’investissez du droit de défense. Aussi vous rétracterez, votre calomnie devant celle à qui vous avez osé la faire, monsieur Albert Brou, ou tenez, car vous m’avez changé en sauvage, je vous tuerai !

— Ou je vous tuerai moi-même ! cria Albert.