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tience et l’effort d’une vie entière. Lui fallait-il donc savoir la médecine pour décider si l’amour devait être une tromperie ou une vérité, une satisfaction des sens ou l’exaltation de toutes les facultés, une division abjecte de l’être ou le doublement de toute ses forces dans une fusion morale par son but, sublime par sa nature ?

La jeune fille sentit cela avec une grande puissance, mais le terrain sur lequel le docteur appuyait la discussion lui fermait la bouche. Elle dit cependant :

— Faut-il donc croire qu’il y a deux natures humaines et deux consciences ?

Mais ce n’était pas là un argument physiologique. Le docteur n’y répondit pas. Il s’étendit sur les devoirs de la femme et s’écria :

— Qu’elle abandonne à l’homme ces triste et faciles amours où l’entraine la fougue de la jeunesse et qui ne sont qu’un tribut obligatoire payé à la tyrannie des sens ! Que chaste et sensible épouse, elle s’occupe de le retenir par des attentions plus douces et des plaisirs plus délicats. La gloire de la femme n’est pas dans ses exigences ; elle est dans sa douceur, son abnégation et ses vertus.

Il allait poursuivre, elle l’interrompit :

— De quelle femme parlez-vous, monsieur ?

— Comment, ma chère enfant ? mais de la femme en général, de toutes les femmes.

— En effet, puisque tel est le devoir de la femme, toutes doivent le suivre.

— Certainement.

— Mais alors comment cette tyrannie des sens, que vous prétendez irrésistible chez l’homme, pourrait-elle se satisfaire ? La femme vertueuse oblige l’homme à être vertueux, à moins que l’on ne prétende qu’il n’y ait aussi deux natures de femmes et encore deux morales à cet effet ?

Le docteur parut un peu étonné.

— Ceci est assez… mathématique, dit-il ; mais la vie est autre chose, et le vice, hélas ! supplée abondamment…

— Mais le vice est un mal qu’on ne peut accepter, qu’il faut combattre ; ce n’est pas l’étai normal, la loi, la nature des choses. Or, si les destinées de l’homme et de la femme sont différentes sur ce point, il y a là deux lois contradictoires, dont l’une empêche l’exécution de l’autre.

C’était le cas de faire de la pathologie et le docteur n’y manqua pas. Il s’entoura des voiles de la science et se perdit dans un nuage de mots, tout en ramenant sa pupille vers le parterre, où ils devaient retrouver Mme Brou et Emmeline. L’entretien n’avait pas de conclusion, et le docteur ne paraissait pas tenir à lui en donner. Évidemment il se réservait le temps et comptait sur lui. Pendant le reste du chemin, il fit l’éloge des qualités d’Albert, parla de son chagrin, de l’influence énorme que Marianne avait sur lui, et soutint la thèse connue qu’il y avait plus de chances qu’un homme fut fidèle à sa femme, lorsqu’il avait fait quelques folies avant le mariage.

— Car alors, ajouta le docteur d’un ton pénétré, la comparaison avec les tristes créatures qu’on a connues est tout à l’avantage de l’épouse digne et pure.

Marianne fit un mouvement.

— Qu’avez-vous, ma chère enfant ?

— Je vous en prie, monsieur, ne me parlez plus de ces choses !

Elle tremblait et avait les yeux pleins de larmes. Son tuteur la fit asseoir et lui fit apporter un rafraichissement.

— Eh bien ? demanda confidentiellement Mme Brou à son mari.

— Je ne sais qu’en dire. C’est, tu le sais, une nature têtue et raisonneuse, très-nerveuse avec cela. Il faut la laisser se calmer et tout attendre du temps.

Ce jour-là même, le départ des Brou fut fixé au surlendemain. Le soir, à peine retirée dans sa chambre, Marianne écrivit la lettre suivante :

« Monsieur Pierre,

» J’étais déjà vivement ébranlée ; la scène d’hier et vos paroles m’ont ouvert les yeux. J’ai rompu un lien qui n’était plus qu’un mensonge ; mais au prix de quelles colères, de quelles persécutions, de quelles discussions !… Mon sentiment est absolu, Invincible ; mais je n’ai guère que lui pour me soutenir et mes arguments sont bien plus faibles que ma cause. Je suis comme ces prévenus qui ne savent pas plaider pour eux-mêmes et auraient besoin d’un défenseur.

» Vous qui savez si bien pourquoi vous préférez en toutes choses le bon et le beau à l’ignoble et à l’injuste, monsieur Pierre, quel service vous me rendriez de m’exposer sur ce point votre théorie, votre sentiment, votre foi ! Vous savez bien plus que moi, vous avez réfléchi davantage, et vous connaissez mieux la vie. Je ne saurais vous dire combien je serais heureuse de savoir toute votre pensée à l’égard de ces relations d’homme à femme, qui constituent le fond de nos mœurs et pour chacun de nous la plus grande part de la vie.

» Je sais que c’est là un sujet difficile ; mais ne craignez de ma part aucune fausse délicatesse. Pour moi, je sais d’avance que vos paroles ne me feront point souffrir, comme celles que j’ai dû entendre ici.

» J’ose encore vous demander cela ; hier j’osais vous demander une promesse, que vous avez si noblement remplie, — j’ai vu votre réponse à mon cousin — et je me suis à peine excusée des paroles dures et folles que j’ai pu vous adresser. Ah ! si vous saviez com-