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bien j’en rougis et combien je voudrais vous les faire oublier !

Monsieur Pierre, nous partons après-demain pour Poitiers. Si vous vouliez jeter votre réponse à la poste ce même jour, avant 5 heures du soir, je prendrais mes mesures afin de recevoir moi-même la lettre des mains du facteur. Bien qu’on respecte à l’ordinaire ma correspondance, je craindrais tant pour cette lettre que je préfère prendre des précautions.

» Celle-ci, je la mettrai moi-même à la poste demain matin, en allant faire une démarche bien hardie, que je veux vous dire : Je vais voir cette jeune personne qu’on appelle Fauvette… Sa voix, sa figure m’ont extrêmement touchée, et surtout sa situation ; et il me semble remplir un devoir auquel je sais trop bien que nul autre ici ne penserait. Trouvez-vous ma démarche fausse ou trop extraordinaire ? Moi, je n’ai plus à cet égard la moindre hésitation depuis des paroles qu’on m’a dites et que j’ai trouvées odieuses. Il me semble qu’entre cette femme et moi, il y a une solidarité profonde. C’est à elle que je dois ma liberté, c’est à moi qu’on l’a sacrifiée, et moi, je veux la sauver.

Si vous ne m’en voulez plus, monsieur Pierre, je vous serre la main d’une grande affection et d’une grande estime.

» MARIANNE AIMONT.



XIX

Il était à peine six heures du matin quand Mlle Aimont franchit le seuil de l’hôtel, en éveillant le concierge. Enveloppée d’un waterproof gris et voilée, elle glissa rapidement le long des trottoirs jusqu’à la rue dès Écoles, sans s’arrêter, sauf près d’une boîte aux lettres, où elle jeta, non sans un battement de cœur, sa lettre pour Pierre.

Ce fut avec une émotion nouvelle qu’elle monta l’escalier de la lingère et frappa doucement à la porte. Un moment après, cette porte s’ouvrait et les deux jeunes personnes se trouvaient face à face. Du premier regard, elles s’enveloppèrent réciproquement ; mais aussitôt, avec une douceur polie, Mlle Aimont détourna le sien, tandis que l’ouvrière continuait d’observer sa visiteuse avec une certaine rudesse.

— Ah ! c’est vous, mademoiselle ? dit-elle, entrez.

Elle s’effaça pour laisser passer Marianne et ferma la porte derrière elle ; puis offrit une chaise, poliment, mais sans rien d’humble ni même de doux dans son air. Marianne s’assit un peu étourdie. Habituée à l’espace et à la clarté, elle était surprise de l’exiguïté de cette chambre, du jour étroit que donnait la fenêtre de la mansarde, et de la pauvreté de tout ce qui l’entourait. En venant chez cette fille, dont la physionomie l’avait intéressée, elle ne pensait pas assurément y trouver le luxe d’une courtisane ; mais elle s’attendait à de l’aisance, à quelque élégance du moins, et elle ne voyait que le dénûment propre et glacé de l’ouvrière qui vit à grand’peine de son travail. À cette heure matinale, la chambre déjà était faite ; un ouvrage de lingerie, placé près de la fenêtre, venait évidemment d’être abandonné. Quant à Fauvette, vêtue d’une robe d’indienne fanée, elle n’en était pas moins coiffée avec goût et avec soin, de ses beaux cheveux blonds, luxe de sa pauvreté.

L’ouvrière s’était placée en face de sa visiteuse, et pendant une demi-minute elles se regardèrent avec embarras.

— Mademoiselle, dit en rougissant Marianne, ma visite doit vous paraître un peu extraordinaire.

— Dame ! c’est vrai, dit Fauvette. Elle avait ce petit air à la fois brave et intimidé qui est particulier à ces filles du peuple, habituées à faire face, bon gré, mal gré, à toutes les difficultés, à tous les assauts. Il est sûr que je ne peux pas deviner ce que vous avez à me dire. Vous m’avez demandé l’autre soir, d’un air honnête, de me fier à vous ; je ne pouvais pas vous refuser, mais… enfin dites-moi ce que vous voulez.

Mais, en dépit de la permission donnée, le ton était âpre et marquait de la défiance, une sorte d’irritation. Marianne, peu encouragée, pensa elle-même en ce moment qu’en effet sa démarche était bien étrange, et la timidité qu’elle avait déjà redoubla.

— Pardonnez-moi, dit-elle ; en apprenant qu’un membre de ma famille avait eu des torts graves envers vous, en vous voyant… très-différente des personnes qui vous entouraient, j’ai éprouvé pour vous… de la sympathie, et, bien sûre qu’aucun des miens ne penserait à vous, j’ai voulu… vous demander… si je pouvais vous être utile.

Fauvette avait rougi.

— Je vous remercie de votre politesse, dit-elle, mais je comprends tout de même : vous m’offrez des secours. Merci bien, mademoiselle ; je ne suis pas à l’aumône, et je n’ai jamais rien demandé à personne.

— Vous ne m’avez pas comprise, je vous assure ; mon offre était amicale et le sentiment qui m’amène vers vous…

— Sans doute, c’est un bon sentiment, je le veux bien ; mais, je vous le dis, ce n’est pas moi… Ce que j’ai donné à votre… fiancé, dit-elle en s’animant, je le lui ai donné pour rien. Si vous m’avez prise pour une fille entretenue… regardez ma chambre : c’est celle