Page:Leo - Marianne.djvu/201

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Après tout, c’est plus facile d’ignorer ces choses-là que d’en sortir, et quoi que vous en pensiez peut-être, j’en suis sortie, Oui ! oui ! et je n’y yeux pas rentrer.

Marianne eut un frémissement nerveux et, se levant, elle alla serrer la main de Fauvette. Celle-ci, à ce témoignage de sympathie, plus délicat et plus doux que des paroles, fondit en larmes.

— Vous avez raison, dit Mlle Aimont ; ce n’est pas votre faute. Merci de me l’avoir rappelé. Non, je ne savais pas à quel point le sort d’une fille pauvre peut être épouvantable. Est-il possible que le travail des femmes soit si insuffisant ?

— Moi, mademoiselle, je vous l’ai dit : j’étais au dernier degré, n’ayant point appris d’état ; mais enfin c’est le grand nombre qui est ainsi. La lingerie fine peut faire gagner aux ouvrières ordinaires de 1 fr. à 1 fr. 50 par jour ; quant aux ouvrières très-habiles, aux maîtresses, elles gagnent jusqu’à 3 fr., 5 fr. même quelques-unes ; mais, de celles-là, il y en a dix sur cent, une sur cent[1]. Voyez-vous, ce qu’il y a de plus affreux, c’est que le travail des femmes est toujours payé moitié moins que celui des hommes, quand même il vaut autant, quand il est le même ! J’ai connu une ouvrière typographe ; on les paye au mille, comme les hommes, et le mille de lettres, n’est-ce pas ? est aussi bien fait par elles que par les autres. Eh bien ! pourtant on le paye aux femmes moitié moins. Et c’est ainsi dans tous les métiers[2]. Pourquoi cela ? Est-ce donc pour que la femme soit toujours au pouvoir de l’homme ? Et tenez, dans les ateliers, quand la journée des hommes n’est plus maintenant que de dix heures, celle des ouvrières est de douze. Est-ce parce que la femme est plus faible, comme on le dit tant ? Oh ! mademoiselle, allez, c’est une chose injuste que la vie.

Eh bien ! pour finir, ne songeant, comme je vous l’ai dit, qu’à sortir de mon esclavage, je fis toute seule mon apprentissage d’ouvrière en lingerie fine, ayant seulement les conseils d’une femme de chambre de la maison où j’étais et quelques modèles qu’elle me donnait. Quand une fois je vis mon ouvrage accepté et que je pus gagner vingt-cinq sous par jour, oh ! alors je me sentis comme des ailes. Je fis enlever mon mobilier pendant qu’il n’était pas là ; car il m’aurait tuée plutôt que de me laisser aller, et déjà plus d’une fois il m’avait battue. J’avais loué une petite chambre bien loin, j’avais pris un commissionnaire qui n’était pas du quartier. Je tremblais d’être retrouvée ; car, vous savez, les journaux, sont pleins de ces aventures de gens qui tuent les femmes quand elles les refusent : comme si elles étaient leur propriété ! Enfin je fus longtemps dans cette peur, au point que je n’osais pas sortir, et, si pauvre que je fusse, je me trouvai longtemps heureuse, rien que d’être seule et libre.

Depuis cela s’en est allé peu à peu, et j’ai fini par sentir la solitude et l’ennui ; mais je ne voulais point pour cela cesser d’être sage, et je pensais quelquefois que je pourrais trouver peut-être un brave homme gagnant de bonnes journées, que, s’il m’aimait, j’aimerais aussi, et que je pourrais avoir des enfants à moi, car j’aimais tant les enfants des autres que je souffrais de ne pas pouvoir les embrasser. C’était bien de la peine pourtant que je rêvais là, et, sans parler de notre pauvre famille, j’en voyais tant d’autres malheureuses ; mais on a cet instinct-là dans le cœur, plus fort que la raison.

Et puis j’étais allée aux cours du soir, j’avais appris à lire, et alors j’avais été surprise de trouver dans les livres ce que j’avais au fond de moi-même et que seulement je ne savais pas bien dire. Je pleurais en lisant de belles scènes d’amour, où les gens s’aiment plus que tout au monde. Alors mon cœur battait, comme s’il eût voulu s’envoler je ne sais où, et je passais des heures à rêver, tout en tirant mon aiguille. Je ne l’avais point connu, l’amour ; avec cela, je restais toujours dans ma petite chambre. J’y avais mon rêve, et c’était comme un trésor. Quand j’allais reporter ou chercher de l’ouvrage, si quelqu’un me suivait, me parlait, j’en avais peur et horreur, je me sauvais, et l’on disait que j’étais farouche.

Alors — c’est l’année dernière ; j’avais dix-huit ans — une jeune ouvrière que je connaissais, Marie, me parla d’un jeune homme qui lui faisait la cour. Elle me le disait si beau, si charmant ! et elle me le fit voir. C’était un étudiant en médecine. En effet, il était aimable et paraissait bon ; il nous disait des choses que nous n’avions jamais entendues. J’aurais trouvé Marie bien heureuse, s’il l’avait aimée.

  1. Dans les chiffres sur le travail, ce sont presque toujours des journées exceptionnelles qu’on donne comme moyenne ; ou bien l’on établit cette moyenne, sur l’ensemble des salaires, sans tenir compte du très faible nombre des hauts salaires. Le prix ordinaire de la longue journée de l’ouvrière, qui travaille chez elle à la grosse confection pour le compte d’un entrepreneur, est de 60 centimes. C’est une enquête personnelle qui m’a donné ce chiffre.
  2. Cette différence de moitié entre le gain des hommes et celui des femmes va s’élargissant. Depuis quelques années, par le fait grèves, les salaires des hommes ont augmenté de 40 0/0 tandis que ceux des femmes restent les mêmes.