Page:Leo - Marianne.djvu/202

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

— Mais ce n’est pas vrai qu’il t’aime, lui disais-je.

— Pourquoi donc pas ?

— Parce qu’il sait bien qu’il le quittera et ne veut t’aimer qu’en passant.

Elle lui dit cela un jour devant moi ; il protesta que ce n’était pas vrai, qu’il aimerait toujours Marie. Mais il disait cela avec un demi-sourire et je vis bien qu’il n’en pensait rien. Mais Marie, elle, le crut ou… je ne sais ; pour moi, je l’aurais trouvée heureuse sans cela. Mais je me disais : — Non, on ne peut pas aimer une personne avec l’intention de la quitter, et c’est alors que je pensais de me marier à un brave homme, fut-il laid et pauvre, pourvu qu’il m’aimât.

Alors un jour, chez Marie, je rencontrai… Albert… Tout d’abord, je vis bien que c’était comme l’autre, car j’avais encore ma raison… Mais voilà, peu à peu, je la perdis, et je crus ce qu’il me disait qu’il m’aimerait toute la vie, que nous ne nous quitterions jamais… Je l’aimais !… Que voulez-vous ?… Et lui… Ah ! s’il m’avait aimée seulement de bonne foi et qu’il eût changé sans le vouloir !… Mais il m’a trompée, et c’est ça que je ne peux pas lui pardonner, car j’en ai un trop lourd chagrin !

À deux pas l’une de l’autre, elles songeaient silencieusement chacune à la blessure qu’elle avait reçue, et les larmes les plus âcres, celles d’une trahison en affection, corrodaient lentement ces joues fraiches et pures où l’essor de la jeunesse luttait contre l’effort du chagrin. Au milieu de ce silence résonna le timbre d’une horloge voisine. Fauvette tressaillit.

— N’est-ce pas sept heures, dit-elle, ou bien sept heures et demie ? C’est à huit heures le convoi de Florentine et il faut que j’y sois, car il n’y aura peut-être que moi.

— Sept heures un quart, dit Marianne en tirant sa montre ; alors je vous laisse…

— Oh ! j’ai bien le temps, s’il n’est que sept heures un quart. C’est là tout en face, et je n’ai à mettre que mon waterproof. Si ce n’est que pour ça, ne vous en allez pas, je vous prie.

— Non, car je voudrais vous parler encore. Nous ne nous sommes pas assez comprises, entendues… je voudrais… Mais d’abord dites-moi… Quelle est cette femme au convoi de laquelle vous voulez aller ?

— Celle qui est morte avant-hier soir, presque sous vos yeux, mademoiselle.

Un frémissement parcourut le corps de Marianne.

— Je le pensais, dit-elle. Ah ! quelle scène affreuse ! Et celle femme est morte après un souper, parce qu’elle n’avait pas mangé, — elle l’a dit elle-même, depuis trois jours !

Elle frémit encore.

— Si vous saviez, dit Fauvette, comme elle était malheureuse, la pauvre créature ! Elle avait été séduite à 15 ans par quelqu’un… que vous connaissez, mademoiselle, et depuis, abandonnée par lui, elle avait été à d’autres, vivant bien ou mal, selon l’amant qu’elle avait ; enfin elle est devenue vieille, Alors plus d’amants… et plus de pain. C’était une pitié que de la voir, usant ses vieilles toilettes et coquetant pour attraper par-ci par-là un dîner, une pièce de 5 francs…

— Oh ! quelle vie infâme !

— Je le sais bien ; mais que vouliez-vous qu’elle fit ? elle n’avait pas d’état. Celui qui l’avait débauchée, pour jouir de sa beauté et de sa jeunesse, ne s’était pas inquiété de savoir ce qu’elle deviendrait. Puisque je vous ai dit que les choses étaient arrangées pour que les femmes ne puissent pas se suffire à elles-mêmes, il faut donc bien qu’elles acceptent l’aide des hommes pour vivre, et bien souvent ce n’est que pour en mourir. Il y en a, au métier de Florentine, qui se tuent : ce sont les plus avisées, elles ne souffrent pas si longtemps. Cette malheureuse ne vivait que de honte et d’avanies, on se moquait d’elle. Ils avaient le cœur de trouver ça drôle. Ah ! les hommes ! Ils disent que les enfants sont cruels !… Au moins les enfants ne savent pas, et, s’ils se moquent des bancals et des bossus, ça n’est pas eux qui les ont faits.

Marianne regardait Fauvelle, et une question s’arrêtait à ses lèvres. La jeune femme, elle, regardait une chose invisible, et tout à coup, reculant d’un pas, d’un air d’épouvante, elle mit la main sur son front et sur ses yeux.

— Pour moi, dit-elle, si jamais l’envie me reprend de croire à des serments d’amour… j’aime mieux la Seine.

— Cet homme, demanda Marianne d’une voix émue et timide, qui était l’autre soir avec vous et… cette malheureuse, quel était-il, je vous prie ?

— Ça, mademoiselle, c’est un homme qui me faisait la cour, et il est revenu hier soir. Comme il me sait abandonnée, il pense qu’un jour ou l’autre je le prendrai. Marie, depuis Emmanuel, a déjà eu deux amants. Ils pensent que je vais faire de même aussi, moi. Mais non ! je le dis, non, et si je me sentais glisser là-dedans, je trouverais un moyen, et il serait bon…

— Oh ! vous ne pouvez pas être tentée de cette vie infâme, vous, Fauvette, dit Marianne en lui prenant la main. J’en suis certaine, rien qu’en vous regardant. Mais aussi il ne faut plus voir ces hommes et ces femmes avec lesquels vous allez.

— Je sais bien ; pourtant, de vivre seule, toute seule, c’est trop dur. Et puis,