Page:Leo - Marianne.djvu/28

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taille, ces mains délicates, cette magnifique chevelure que des rayons amoureux venaient baiser, ce front si intelligent, cet air ingénu, cette voix dont les sons pénétraient jusqu’à son cœur !… elle ne voulait pas être à lui ! Elle ne l’aimait pas ! Pourquoi donc rougissait elle ? pourquoi était-elle si bonne parfois ? pourquoi était-elle si séduisante ? pourquoi se faisait-elle aimer ?

Il se rappelait alors toutes les déceptions qu’il avait subies, il rougissait d’avoir eu la folie de se croire aimé ; il se disait qu’elle serait pour un autre, elle ! et qu’il la verrait se marier bien avant qu’il pût prétendre… Et qui sait si, avec ses airs d’ingénuité, elle n’avait pas voulu se faire aimer de lui ? — les femmes sont si coquettes ! — jouir du plaisir de l’enchainer pendant qu’elle n’en avait point d’autre près d’elle. Puis ensuite, quand elle serait entourée d’une foule d’adorateurs, se moquer de lui ? Les femmes sont si perfides ! Il lui prenait tantôt l’envie de rugir et tantôt celle de pleurer ; ces secrètes pensées brouillaient singulièrement ses démonstrations, et il avait par moments l’air si étrange que Marianne en fut frappée.

— N’êtes-vous pas malade, Albert ? Assurément vous avez quelque chose ?

— Ah ! vous croyez ?…

— Comme vous me regardez ! On dirait que vous êtes fâchée contre moi. Ce n’est pourtant pas à cause de ces dix minutes ? non, vous n’êtes pas si susceptible que cela ?

— Certainement. J’aurais beau manquer à un rendez-vous, moi, cela ne vous ferait rien ?

— Je vous attendrais patiemment, et si vous ne veniez pas, même pas du tout, je penserais que vous avez eu de bonnes raisons.

Le jeune homme faillit éclater de colère, il mit sa tête dans ses mains.

— Je vois que vous n’êtes pas bien, vous avez mal à la tête ? Laissons là cette leçon qui vous fatigue.

Marianne en même temps fit le geste de se lever.

— C’est plutôt moi qui vous fatigue, dit Albert d’une voix étranglée par l’indignation.

Et, se levant lui-même, il sortit d’un pas emporté.

— Qu’est-ce qu’il peut avoir ? se disait Marianne stupéfaite, en regardant la porte para où son cousin avait disparu.

Et, froissée par tant de rudesse et d’étrangeté, elle avait des larmes dans les yeux, quand Mme Brou entra dans la salle à manger.

C’était dans cette pièce qu’on se tenait d’ordinaire, le salon étant réservé pour les visites, les réceptions, l’apparat. Grande et jolie, fraîche d’aspect, éclairée par deux grandes fenêtres, et meublée élégamment, elle offrait un séjour agréable. L’ample cheminée de marbre gris, qui l’hiver rassemblait toute la famille autour des clartés et des chaleurs d’un bon feu, était déjà remplie d’un tapis de mousse, piqué de fleurs en chenilles, ouvrage d’Emmeline ; deux bocaux de poissons rouges l’ornaient, de chaque côté, d’un bloc de coraux sous verre. Au fond de la salle, en face de la cheminée, était un grand buffet de chêne sculpté, deux étagères dans les angles ; au milieu, la table à rallonges. Les siéges étaient de chêne sculpté également. Dans l’embrasure de la première fenêtre, sous l’abri de rideaux de mousseline blanche et de damas brun, se trouvaient le fauteuil de Mme Brou, la table à ouvrage de ces dames et leurs corbeilles ; dans l’autre, la table à écrire, où travaillaient Albert et Marianne, où chacun, à l’occasion, écrivait.

Comme une bonne ménagère qui revient avec empressement de sa surveillance à ses travaux, Mme Brou se dirigea tout droit vers sa table à ouvrage ; mais, ayant par hasard tourné la tête du côté de Marianne, restée debout à sa place :

— Qu’avez-vous, ma chère enfant ? s’écria-t-elle.

Sans savoir pourquoi, Marianne eût préféré n’avoir pas à répondre à cette question, et elle se permit le petit mensonge qui consiste à répondre « rien, » justement quand il y a quelque chose d’un peu difficile à dire. Et puis, en effet, ce n’était pas elle qui avait, mais Albert.

Mme Brou vint alors tout près de la jeune fille, et, la regardant attentivement dans les yeux :

— Voyons, mon cœur, est-ce qu’on croit pouvoir cacher quelque chose à sa tante ? Elle vous aime trop pour ne pas voir que vous avez une contrariété.

À de si tendres paroles, comment ne pas se rendre ? Marianne avoua donc la mauvaise humeur d’Albert.

Un grand soupir fut la première réponse de Mme Brou.

— J’ai déjà remarqué cela, ma chère Marianne, dit-elle. Oui, cette belle et franche humeur qui le rendait si aimable et parfois si spirituel est depuis quelque temps profondément troublée. Je l’ai interrogé plusieurs fois sans pouvoir le faire parler. Albert un chagrin, cela est sur, et je crains…

Elle noya la fin de sa pensée dans un nouveau soupir, plus profond encore.

— Vous soupçonnez ce que c’est ? dit Marianne.

— Je crains de le savoir.

— Ah !… et pouvez-vous me le dire, ma tante ?

— À vous ? répondit en tressaillant Mme Brou ; à vous, Marianne ! Oh ! non, je ne le