Page:Leo - Marianne.djvu/29

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puis pas. Il en sera ce que le ciel voudra… C’était un danger à prévoir ; mais… quand on a fait son devoir, on ne doit rien regretter. Je crains seulement que mon pauvre fils soit bien malheureux.

Elle leva les yeux au plafond et alla s’asseoir à sa place, où elle prit son ouvrage d’aiguille, mais sans rien faire que contempler ses propres pensées et pousser de nouveaux soupirs. Marianne, rêveuse, regardait sa tante.

— Pourtant, dit-elle timidement, je ne puis pas croire que ce soit sérieux ; mais, tout à l’heure Albert semblait fâché contre moi, parce que je suis arrivée un peu après l’heure.

Mme Brou haussa les épaules avec un gémissement étouffé.

— Mon Dieu ! oui… Ah !… mais ne vous reprochez rien, ma chère enfant ; ce n’est pas votre faute à vous ! Votre seul défaut est de vous faire trop aimer, et vous laisserez d’amers regrets quand vous quitterez cette maison.

— Oh ! je ne pense pas à vous quitter… ce serait de l’ingratitude.

— Vous n’y pensez pas encore, soit ; mais vous êtes à l’âge où l’on inspire des passions et où l’on en ressent. Votre avenir, comme celui de toute femme, est le mariage, et alors… Fasse le ciel que vous soyez plus heureuse que…

La sensibilité de Mme Brou ou ses scrupules ne lui permirent pas d’achever ; elle tira son mouchoir. À ce moment, la femme de chambre vint mettre le couvert pour le déjeuner. Embarrassée de l’énigme au milieu de laquelle elle se sentait elle-même enveloppée, Marianne monta dans sa chambre. Elle se trouvait dans un de ces moments où la vérité vous enserre, vous presse, et pèse sur vous sans qu’on la voie, où, tout environné de lumière, on n’en sent, ainsi qu’un aveugle, que la chaleur. Qu’était-ce donc que ce chagrin d’Albert dont Mme Brou ne pouvait pas lui parler à elle ? Après les discours de sa tante, il était devenu clair pour Marianne qu’elle y était pour quelque chose ; mais comment ?

Deux ou trois fois, qui l’eût observée eût vu son visage, penché sous la rêverie, se colorer d’un rose plus vif. C’était la vérité qui se formulait dans sa pensée, mais à la manière d’un éclair, suivi de ténèbres, simple supposition, qu’un mouvement de tête ou d’épaules immédiatement déclarait folle. L’idée de l’amour et du mariage — pour les jeunes filles, seul roman en deux chapitres, — est toujours latente dans leur esprit ; mais de 15 à 18 ou 20 ans, suivant le milieu, cette idée ne fait qu’y flotter à l’état de théorie : c’est le rêve, qu’un abime d’immatérialisation sépare encore de la réalité. Elles y songent beaucoup, et, si le fait se présente, elles en sont presque étonnées et craintives. C’est que — du moins chez les natures idéalistes, — ce rêve si beau, si grand, si merveilleux, ne s’accommode pas aisément des formes réelles. Ce papillon bleu ne vole bien que dans l’éther…

— Quoi ! c’est là un prince ? disait avec une déception profonde une fille candide.

Elles disent de même :

— Quoi ! c’est là un amant ? ce serait l’amour ?

D’autre part, la décente hypocrisie à laquelle les oblige l’usage contribue à leur composer à cet égard comme une double vie, l’une secrète, l’autre extérieure, qui, pour être en contradiction, ne sont ni l’une ni l’autre menteuses. Trop ignorante pour ne pas être indécise, la jeune fille passe de l’une à l’autre avec une élastique bonne foi. Si elles ne disent pas tout ce qu’elles pensent, elles ne croient pas non plus tout ce qu’elles rêvent. Si timides, si réservées, si facilement effarouchées, si sages dans leurs paroles, ont-elles vraiment laissé leur imagination s’égarer sur l’image de quelque beau jeune homme prosterne à leurs genoux Elles ne savent plus ; au plein jour de la vie, s’évanouissent les fantômes de la solitude ; la majesté du précepte a fait fuir les fantaisies du rêve. Elles rougiraient de ce souvenir jusqu’à ce qu’elles aient le loisir de le reprendre. Elles savent si peu, que croire et douter leur est également facile, et leur seule volonté ferme est d’aimer et de savoir : les deux grands buts de la vie.

Au milieu de la rêverie où Marianne était plongée, le parfum des lilas, qui entrait par la fenêtre ouverte, l’attira. Elle vint s’accouder sur la balustrade et jeta les yeux dans le jardin. Dans l’allée presque en face, était Albert. Il leva la tête, leurs regards se rencontrèrent, et Marianne éblouie baissa les yeux ; son cœur en même temps se prit à battre avec force. Elle se retira de la fenêtre et alla s’asseoir dans un coin sombre. Un mot lui bourdonnait aux oreilles, et lui remplissait le cœur et la tête : l’amour ?

L’amour d’Albert pour elle ! Albert !… Oui, ce regard ! Jamais elle n’en avait vu d’aussi beau, d’aussi éclatant et qui dit si bien : — De tout l’épanouissement de la vie et de la jeunesse qui rayonnent en moi, je l’admire, je t’aime, je vole à toi ! — Il avait été, ce regard, tout un poëme sans paroles, et maintenant, de souvenir, Marianne le voyait encore briller, tout étincelant et tout humide, comme un feu réfléchi dans l’eau. Oui, ce ne pouvait être que de l’amour, un tel regard ! Marianne le voyait, elle osait se le dire, et elle en restait à la fois éblouie et frémissante, saisie de charme et d’effroi, ne sachant