Page:Leo - Marianne.djvu/56

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fois avant de s’asseoir, il n’y avait rien à dire. Marianne la reçut mieux encore, la remercia de sa démarche et la pria de recourir à elle en toute occasion. Il ne fallait pas prier beaucoup pour cela Mme Démier. Connue pour son bon cœur dans presque tout Poitiers, les malheureux accouraient chez elle. Sa compassion toutefois n’était pas banale ; elle voulait connaitre par elle-même, voyait, s’enquérait, et cherchait les moyens de tirer les gens d’embarras plus fructueusement que par l’aumône.

— On peut se fier à elle, disait Mme Brou à Marianne, et cela vous épargnera, ma chère enfant, de voir par vous-même, ce qui est bien difficile. Il n’y a pas de mal à dire des Démier, ce sont de braves gens, et ils n’ont que ce ridicule d’avoir voulu faire de leur fils un monsieur.

Mme Démier revint donc de temps en temps voir Marianne, qui la recevait de préférence dans sa chambre, où elles s’entretenaient mieux. La bienfaisance, comme tous les bons sentiments, à sa pudeur. Marianne se plaisait dans la conversation de cette femme simple et bonne, qui, avec des aperçus pleins de jugement, était tolérante sans faiblesse et compatissante pour tout ce qui souffrait.

Il faut dire que Mme Brou n’était pas sans déplorer les prodigalités de Marianne, mot qui s’appliquait exclusivement aux œuvres de bienfaisance ; car le don d’un bijou ou d’une robe à Emmeline s’appelait d’un autre nom : attention généreuse et délicate.

— Il est effrayant, disait la doctoresse à son mari, de voir Marianne dépenser ainsi plus de la moitié de son argent. Ce sont là des habitudes qu’elle ne pourra pourtant pas garder quand elle sera mariée.

Et plus d’une fois elle essaya de déterminer le docteur à arrêter sur ce point ce qu’elle appelait les excès de sa pupille.

Il faudrait pourtant, reprenait-elle, apprendre à Marianne quelques principes d’économie : par exemple, lui faire capitaliser seulement par an un millier de francs.

Mais le docteur, sans différer d’avis au fond avec sa femme, trouvait qu’il était dangereux de taquiner Marianne sur ses goûts et agissements et recommandait toujours d’éviter de la contrarier.

— Cela cessera de soi-même, disait-il, quand elle ira dans le monde ; ou bien le mariage changera naturellement tout cela.

Comme beaucoup d’autres, il pensait que toute la difficulté est d’arriver au mariage, et qu’il faut y conduire la femme par un chemin de fleurs ; après quoi le code arrange tout, et la cage garde l’oiseau. J’ai vu bien des braves gens être de cet avis et ne point faire autrement.

Le docteur se contenta donc de faire observer plusieurs fois à Marianne qu’il fallait s’attendre à de grandes déceptions quand on voulait faire le bien. « On y dépense beaucoup de cœur et d’argent, et tout cela en pure perte. D’abord on ne fait que des ingrats ; puis on se trouve vis-à-vis de gens atteints de vices. invétérés, que rien ne peut guérir. De plus, ces gens-là manquent d’économie ; ils ne savent rien mettre de côté, et il y en a qui font des dépenses auxquelles regarderait un bon bourgeois. Que voulez-vous ? la misère est la misère, et on ne peut pas la détruire. »

— Cela est vrai, disait Mme Brou ; on doit être charitable pour l’amour de Dieu, voilà tout, et afin de gagner le ciel. Mais il faut bien de la religion pour surmonter le dégoût que ces gens-là vous inspirent.

Marianne recevait ces conseils avec un embarras triste : elle était trop jeune, trop ignorante pour avoir réfléchi sur un tel problème. Jusque là, pour elle, la misère était une injustice du sort, qu’elle souffrait de voir, et les pauvres des malheureux, qu’elle soulageait avec délices. Elle ne savait rien de plus, sinon que son père lui avait dit que c’était le devoir des riches de soulager les pauvres, et cette parole pesait pour elle plus que tout autre. Elle fermait son esprit aux aphorismes de M. et Mme Brou. En les écoutant, Marianne en éprouvait une impression pénible et la subissait aussi longtemps qu’elle ne pouvait détourner la conversation : c’était tout. Une fois pourtant, la conduite d’un de ses protégés ayant donné raison aux théories du docteur, elle se sentit épouvantée : Oh ! si c’était vrai que la misère fut le vice, et qu’il fallut détacher son cœur de ceux qui souffrent, quelle horrible chose ! La jeune fille ne se sentait point l’insouciance superbe du docteur et de sa femme, qui, tout en déclarant que les couches inférieures de la société n’étaient qu’une sorte de fumier social, dormaient si bien là-dessus, à l’aide des bons matelas qu’ils possédaient ! Elle passa des heures cruelles, n’osant dire à personne le sujet de son tourment. C’est qu’à ses yeux la question se présentait ainsi : aimer ou maudire, sauver ou abandonner ? Si les pauvres étaient réellement méprisable valaient : ils encore la peine d’être secourus ? La jeunesse est comme l’enfance de l’humanité : elle ne voit que le bien ou le mal, Dieu ou Satan ; elle damne ou adore. Heureusement Mme Démier vint ce jour-là, et Marianne lui confia son chagrin. L’excellente femme poussa de vraies exclamations, blâma le coupable et finit ainsi :

— Eh ! que voulez-vous ? les malheureux ne sont pas parfaits. Il y en a que la misère abrutit, d’autres qu’elle rend méchants. C’est bien triste ! Mais les heureux ne sont point parfaits non plus.