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Ce mot resta dans le cœur de Marianne, et à l’occasion s’y développa en réflexions intelligentes. Elle en aima davantage Mme Démier, et dès lors les aphorismes du docteur et de sa femme furent dépensés en pure perte plus que jamais.

C’avait été également une grande surprise pour Marianne quand elle avait appris que la mère d’Henriette repoussait le secours qui lui était tendu et refusait de se séparer de son mari. Ce respect de l’esclave pour sa chaîne, cette affection instinctive survivant à tout ce qui crée et entretient l’affection, ne pouvaient être compris par la jeune fille. Se plaindre et refuser d’écarter la cause de son mal est un effet d’éducation chrétienne et sociale, qui, pour être stupide, n’en est pas moins fréquent ; mais ceux que la vie n’a pas encore brisés ont peine à le concevoir, Henriette, aussi bien que Marianne, blâmait sa mère en ceci. Mlle Aimont n’en continua pas moins d’aider cette pauvre femme, qui s’abandonnait elle-même ; elle lui fournissait des fortifiants, habillait les enfants, payait l’école, et comblait de petits cadeaux Henriette, qui l’adorait.

Les mois s’écoulaient ainsi, et l’époque du départ d’Albert devint proche. Séparation redoutée des deux amants, et en même temps reconnue par eux désirable et nécessaire, puisqu’elle devait aboutir à leur union. Albert se promettait que deux années, après les études qu’il avait déjà faites, lui suffiraient pour obtenir le grade de docteur. Il étudierait avec tant de zèle ! Marianne également l’espérait ; Mme Brou le jugeait possible ; on avait fini par y compter. Ils n’en étaient pas moins longs, ces deux ans, bien longs, quoique les vacances de Pâques et les grandes vacances dussent les couper agréablement.

— Et puis n’irions-nous pas voir Paris ? avait dit timidement Marianne. Il faut bien voir Paris !

— Mais oui, avait répliqué Mme Brou. C’est une bonne idée. N’est-ce pas, Anatole ? Il faut bien que ces jeunes filles voient Paris.

Emmeline avait battu des mains et crié de joie, M. Brou n’avait pas dit non, Albert avait conclu :

— C’est une chose convenue.

Et l’on avait agité l’époque du voyage.

Au mois d’aout, par les grandes chaleurs, on partit pour la campagne : une fort jolie campagne que les Brou possédaient à Ligugé, une des stations du chemin de fer les plus voisines de Poitiers. Le docteur, après ses visites, s’y rendait chaque soir. Albert avait terminé ses cours ; il ne partait pour Paris qu’en octobre. Nos amoureux eurent là deux mois et demi de charmantes vacances. Au milieu des splendeurs de la nature, ils sentaient mieux le charme de leur amour. Tantôt errant au milieu de rochers agrestes, et tantôt dans les belles prairies qui bordent le Clain, sous un soleil splendide, au milieu des herbes, des fleurs, des parfums, d’un essaim d’insectes et d’oiseaux, ils s’aimaient et vivaient avec ivresse. Emmeline et sa mère, il est vrai, les accompagnaient toujours ; mais encore avaient-ils bien les instants où seuls, en face l’un de l’autre, ils pouvaient s’épancher avec plénitude. Cette association, par elle-même si, enthousiaste, avec une jeune fille aussi intelligente qu’ingénue et d’un caractère plein de noblesse, avait singulièrement élevé Albert. Plus réfléchi, plus doux, il ne mettait plus dans ses jugements cette légèreté sceptique qui affecte la supériorité et n’est guère qu’une marque d’insuffisance ; il se montrait bon, sensible, parfois ingénieux. Sa santé même s’était fortifiée, et ces deux mois à la campagne en firent — Mme Brou du moins le déclarait — le plus beau garçon du monde. Elle pensait encore tout bas qu’un pareil jeune homme pouvait prétendre à tout, et que Marianne était bien heureuse.

Mais ces beaux jours passèrent, les feuilles des peupliers jonchèrent la prairie ; le colchique pâle, au pistil d’or, y remplaça les œillets et les marguerites. Le cœur des amants se serra, comme faisait le sein de la nature, et l’on revint à Poitiers pour les préparatifs du départ.

La veille, M. Brou emmena son fils dans son cabinet ; là il lui compta la somme nécessaire au voyage et à l’installation, lui donna l’adresse de quelques personnes et finit par ces paroles, prononcées d’un ton à la fois docte et paternel :

— Maintenant, Albert, je te recommande le travail ; il t’est plus nécessaire qu’à tout autre. Ton avenir tout entier dépend de la promptitude de ton succès. Je n’ai pas besoin de te dire que tu laisses ici ton bonheur ; nous y veillerons fidèlement. Mais plus ton absence sera longue et plus le danger sera grand : « Souvent femme varie. » Nous ne pouvons pas empêcher Marianne de voir le monde ; elle y sera vivement recherchée et l’on fera des efforts pour la conquérir. Cependant Marianne a un caractère sérieux qui me donne espoir. C’est à toi surtout qu’il appartient d’entretenir son amour par des lettres assidues ; mais plus courte sera l’épreuve, je le répète, mieux cela vaudra. Veille surtout à ce que ta conduite ne puisse pas fournir d’armes contre toi à tes rivaux. Par les femmes, — elles sont assez perfides pour cela, — tout pourrait arriver aux oreilles de ta fiancée. Prends garde ! J’ai été jeune comme toi et je connais la vie des étudiants. Pour beaucoup, l’étude n’est qu’un prétexte. Je n’ad-