Page:Leo - Marianne.djvu/60

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fonctionnaires de l’État qui, bien qu’étrangers, sont à bras ouverts acceptés par les membres de la cité. C’est l’évêque et son clergé, avec les révérends pères que l’ordre des jésuites et celui des dominicains entretiennent dans la ville. C’est qu’ils sont, ceux-là, les citoyens de la vraie, de la grande cité, les fils de la Rome céleste et papale ; ils n’apportent point un autre air et d’autres coutumes ; ils parlent la langue natale, et l’on s’entend avec eux à demi-mot.

Pourtant l’harmonie ne règne pas dans ce monde ultramontain ; il existe au contraire, entre les deux chapelles rivales des dominicains et des jésuites, une lutte sourde mais profonde, lutte grosse d’ambitions cléricales, de vanités pieuses, d’intrigues dévotes, et qui partage naturellement le troupeau. Telle famille tient pour les bons pères jésuites ; telle autre, pour les saints pères dominicains. Le clergé métropolitain s’indigne de voir, son prestige : éclipsé par celui des pères noirs ou blancs, et chacun des souverains en calotte qui gouverne chacune des nombreuses paroisses de Poitiers voit avec douleur passer la plupart de ses ouailles sous celle domination étrangère.

On ne vit à Poitiers ni de politique ni de science, — à part quelques archéologues, — ni d’art, ni de littérature, ni de plaisirs mondains ; on y vit de haine contre l’esprit nouveau et de préférences entre des soutanes.

Sous l’Empire, c’est-à-dire à l’époque de cette histoire, il n’existait dans le départe ment de la Vienne que deux journaux l’un, celui de la préfecture, et l’autre, celui de l’évêché, Et c’était merveille de voir comme, au fond, ces deux nobles organes s’entendaient sur les bons principes et répandaient avec ensemble, parmi les populations du département l’amour du trône et de l’autel ; la sainte fureur contre les, brigands, pillards, assassins, et autres démocrates, qui osaient attaquer ces bases sacrées de l’ordre social, et de bonnes petites calomnies qui devaient servir à faire connaitre ces monstres aux petits bourgeois, aux femmes dévotes et aux bons paysans épouvantés.

Les Brou, de bonne famille poitevine, avaient le tort de sacrifier à Baal et de voir la colonie, sans que leur position les y obligeât absolument comme les Turquois, par exemple. Cependant la réputation du docteur, devenue officielle par la croix qu’il portait, rendait la chose excusable. Ils n’en voyaient pas moins, outre leur parenté, un noyau de vieille bourgeosie, qui se réunissait chez eux dans l’intimité des petites soirées, et s’y heurtait quelquefois, mais rarement, jamais sans un vif intérêt de curiosité maligne, avec les autres intimes appartenant à la colonie. Le divertissement habituel de ces soirées était le boston pour les personnes âgées, et le trente-un pour les jeunes gens. L’hiver précédent, le deuil de Marianne tu lavait permis d’échapper à ces plaisirs, elle se retirait alors dans sa chambre. Mais désormais cela ne lui était plus permis, et peu de temps après le départ d’Albert, les petites soirées recommencèrent. Il y venait l’oncle de Mme Brou, le chanoine, assisté quelquefois d’un jeune abbé ; un chef de bataillon en retraite, parent de M. Brou ; trois douairières pourvues de deux nièces, d’une petite-fille et d’un carlin, deux vieilles filles, un vieux garçon ; la nièce de M. Brou, mariée à un professeur, et ses deux enfants ; un jeune médecin qui recherchait la faveur de M. Brou et celle d’Emmeline ; un cousin, clerc de notaire ; un propriétaire campagnard et sa femme, qui venaient produire leurs filles dans le monde ; la famille Turquois et quelques autres.

À la table de boston retentissaient les mots de cœur ! carreau, je passe, atout, etc. Les cartes se battaient et se distribuaient. La douairière disait un mot au carlin, qui lui répondait par un bâillement ; le professeur lançait une citation latine ou française, toujours classique ; le chanoine ou l’abbé ripostait ; le chef de bataillon ne disait rien, il jouait avec discipline et stratégie, Le propriétaire prenait des renseignements sur les hommes à marier, sa femme tricotait ; l’une des vieilles filles était dominicaine et l’autre jésuitesse, elles échangeaient parfois des mots acidulés ; les autres douairières parlaient de choses d’église ; le vieux garçon passait pour un esprit fort, parce qu’il lançait quelques pointes au travers des démêlés cléricaux, en protestant de son respect pour la religion. La nièce de M. Brou aidait sa tante à faire les honneurs, c’est-à-dire à faire servir des sirops à un moment donné et à boucher les lacunes de la conversation, entre deux parties, par des observations d’une parfaite insignifiance. Parfois on abordait le scandale du jour, en baissant la voix, pour n’être pas entendu de la jeune table ; ou bien l’on déchirait à toutes mâchoires les amis des Brou, ceux de la colonie qui n’étaient pas là. Mme Turquois était une femme paisible et distinguée, qui avait l’air de dire des choses charmantes en ne disant rien. Elle regardait de temps en temps Marianne, de l’air dont un chat bien élevé regarde un rôti succulent, puis elle couvait d’un regard maternel son fils et ses filles ; et soupirait doucement en agitant les aiguilles de bois de son tricot.

Quelquefois, entre les hommes et les femmes restés en dehors du jeu, la conversation se partageait en s’animant, et l’on entendait, de part et d’autre, retentir des phrases comme celle-ci :